Bpifrance : scandale d'état ou énième négligence ?
Un article de Marianne basé sur un rapport de la Cour de Comptes par de prise illégale d'intérêt de de parfum de scandale d'Etat au sein de Bpifrance.
En mars dernier, la Cour des Comptes a publié un rapport attendu sur les performances de Bpifrance, la banque publique d’investissement qui fêtait ses 10 ans.
Passé relativement inaperçu, sans doute parce qu’il est globalement laudatif sur l’établissement, il a refait surface le 17 juillet, après un article de Marianne parlant de “scandale d’Etat” et de “soupçon de prise illégale d’intérêt”.
Mais qu’en est-il vraiment ?
Les intérêts : qu’est-ce que c’est ?
Il est important de comprendre trois notions bien différentes.
1️⃣ Le conflit d’intérêt : c’est lorsqu’une personne (ou une entreprise) se retrouve dans une situation où un choix pourrait être influencé par une situation autre.
Par exemple : je suis chargé de M&A dans une banque d’affaires, et mon mari est au comex d’une entreprise impliquée dans la fusion. Je peux prendre des décisions qui pourraient, même inconsciemment, être guidé par les intérêts mari et pas uniquement ceux de mon client.
Dans la finance, il existe des process et une charte déontologique pour éviter ça. Dans les assets managers et les banque d’investissement, on met ce qu’on appelle une Muraille de Chine. C’est à dire que les services différents qui pourraient être amenés à travailler sur des clients identiques ou concurrents ne peuvent pas faire circuler d’information. C’est quasiment systématique entre le back et le middle office.
2️⃣ Le délit d’initié : qui consiste à utiliser une information qui n’est pas connue de tous pour son profit personnel.
Par exemple : ma soeur travaille à la DAF d’une société cotée, elle me donne des informations sur les résultats financiers très positifs qui vont être annoncés dans 3 jours. J’en profite pour acheter 100 000 actions, et empocher un bénéfice peu après à la revente.
C’est exactement la sanction qu’a infligé l’AMF en mars dernier à un cadre de Schneider Electric qui s’occupait de la consolidation des résultats. En 2020, alors que des résultats supérieurs aux attentes vont être publiés, il achète des produits dérivés permettant de l’exposer au cours de l’action, puis les revends avec une plus-value de 342’344€.
C’est également l’histoire que je racontais hier, sur l’introduction en bourse de Marconi, en 1912.
Pour éviter cela, plusieurs sociétés financières interdisent aux salariés qui ont accès à des informations sensibles, de passer des ordres sur certains produits. Voire leur interdisent d’investir activement.
3️⃣ La prise illégale d’intérêt : ce délit concerne principalement les élus, mais plus largement toutes les personnes “chargée d’une mission de service public” selon l’article 432–12 du Code pénal. Il s’agit généralement de décision publique, prise dans l’exercice de ses fonctions, qui procure un avantage personnel.
Par exemple : je suis élue d’une commune, je fais voter un changement de PLU, qui permet à mon frère de bâtir sur un terrain qui était inconstrucble. J’ai usé de mon pouvoir pour servir un intérêt qui n’est pas celui de la commune, donc de ma fonction.
Mais au fait, c’est quoi Bpifrance ?
Créée en 2012, Bpifrance a pour mission de financer les entreprises et d’aider leur développement, principalement les TPE et PME, sur tout le territoire. Il s’agit d’un établissement bancaire, sous contrôle de la BCE, détenue à 50% par l’État et à 50% par la Caisse des Dépôts en Consignation.
L’entreprise regroupe les anciennes activités du FSI (‘Fonds stratégie d’investissement) qui avait à peu près le même rôle, et CDC Entreprises, qui faisait à peu près pareil mais pour la Caisse des Dépôts.
Par contre, c’est une entreprise différente de l’APE (Agence des participations de l’État), qui est une administration qui finance et gère des entreprises, et siège à leur conseille d’administration. C’est l’APE qui a cédé la Françaises des Jeux, ou est est revenu au capital d’EDF en 2022. Elle siège notamment au sein de la Poste (34% de participation), la SNCF (100%), Air France (28%), Orange (23%, avec… Bpifrance) ou encore Engie (20%).
Bpifrance investit régulièrement dans des start-ups, par exemple, soit lors de levées de fonds (en equity), soit lors de prêts.
Que dit la Cour des comptes ?
Dans un rapport pas giga fun de 109 pages, la Cour des comptes fait plutôt l’éloge de Bpi.
“Une intervention sur le marché du capital-investissement qui vise à répondre à un besoin économique.”
Non seulement Bpi finance une économie qui en a besoin, mais elle l’a fait avec des instruments financiers adaptés, qui n’ont pas “faussé le marché”.
“Une doctrine d’investissement globalement respectée”
Les 90 fonds et 44mds€ gérés sont investis conformément à la mission qui a été donnée par l’État.
“Une diversification importante par rapport au champ d’intervention initial”
A travers des fonds destinés à investir dans des multinationales, ou en ouvrant des fonds aux particuliers.
“Un important besoin de trésorerie”
Si l’activité de Bpi est qualifiée de “rentable” et que ses performances sont bones (x4 en 10 ans en moyenne), le rapport indique que cela nécessite beaucoup d’argent en permanence.
“Une maîtrise des risques globalement robuste”
Globalement, Bpi ne subit pas trop de perte, grâce à des process solides et une diversification rigoureuse.
La Cour note également un “cadre déontologique […] clair” ainsi que “des « murailles de Chine » ont été établies pour prévenir la survenue de conflits d’intérêts”.
Et c’est pourquoi ce point qui fera réagir un peu plus bas.
Aux origines du fond Bpifrance Entreprise 1
Suite à la loi Pacte de 2019, Bruno Le Maire demande à Bpi de créer un fonds, pour que chaque Français puis investir simplement dans l’économie.
Fin 2020, le Covid s’éloigne, l’économie repart et les VC se réactivent. En grandes pompes, Bpi lance Bpifrance Entreprise 1 (BE1) dont la souscription en ligne est libre. Accessible à partir de 5’000€, le fonds table sur un rendement de 8% annuel qui permet de financer l’économie réelle, nouvelle expression à la mode. Le tout pour 3,28% de frais de gestion par an.
En quelques semaines, 3000 investisseurs clôturent la collecte de près de 100M€, avec un ticket moyen autour de 21’000€. Afin de permettre une collecte optimum, 6 catégories de parts sont créées :
A1 : pour souscrire en direct, avec une partie déductible de l’IR (c’est un FCPR). Pas de distribution de dividendes.
A2 : pareil, mais avec distribution, et éligible PEA-PME.
B1 : pour les assurances-vie
B2 : pour les remboursement de B1
C : pour les PER
P : pour Bpifrance et ses partenaires (purement comptable)
L’année suivante arrive le petit frère BE2 arrive, avec à peu près le même objectif.
Mais BE1 et BE2 ne sont pas vraiment des fonds. Ce sont des fonds de fonds.
Généralement, quand une société de gestion créé un fonds pour investir en equity, elle débute une collecte avec un objectif, investit, et à la date de maturité, liquide. Puis fait les comptes. Et là on voit si on gagne de l’argent. Entre temps, elle met à jour une valeur liquidative, c’est à dire le prix estimé de la part actuellement.
Le problème c’est que ça prend du temps : il faut collecter, investir etc.
Pour simplifier ça, Bpifrance fait des fonds de fonds, c’est à dire que BE1 et BE2 n’investissent pas dans des entreprises, mais dans des fonds gérés par Bpifrance.
Dans la document de BE2, Bpi explique ainsi que le fonds est exposé indirectement à 1’500 entreprises, via des 126 fonds créés entre 2009 et 2017, gérés par 76 VC. Dont 118 étaient déjà dans BE1.
Exposition de BE2, selon la documentation commerciale.
Des performances attractives
Les deux fonds affichent au 31/12/2022 de très nettes plus-values.
+74% pour BE1 sur 2 ans
+40% sur BE2 sur 1 an
Bien loin de la promesse de 8%, mais également dans une période où les valos ont explosé.
Si la Cour des comptes ne trouve rien à redire aux performances, en général, elle interroge sur deux sujets. Et c’est précisément sur ça que titre Marianne.
1️⃣ Le fonds miroir Bpifrance Hexagone 1
BE1 est constitué en partie de participation détenus par Bpifrance. Ces participations sont logées dans un fonds miroirs, BH1, qui est exactement pareil que BE1. Ce fonds est souscrit par deux gérants professionnels indépendant, choisi après un appel d’offre réglementaire.
Pour valoriser BE1, il suffisait dont de valoriser ce qu’il y avait à l’intérieur de BH1 avec les deux acteurs en question. Sauf que la valorisation a été fixée début 2020 et la signature était prévue… le 12 mars 2020. C’est à dire en pleine crise Covid. Et le jour de la baisse la plus forte des marchés.
Historique du CAC 40 depuis 5 ans.
Il a donc fallu décoter les actifs : en gros, les vendre à la baisse. Le rapport de la Cour des comptes ainsi que “cette décote est restée dans les limites maximales autorisées par le conseil d’administration”. Et dans sa réponse publie, Bpifrance confirme que c’était les tendances du marché à ce moment là, et se satisfait de la vente. D’autant que ces types de participations, sans marché secondaire, non coté, est difficile à valoriser et à céder.
Seulement voila. En mars 2020, tout le monde savait que si ce n’était pas la fin du monde, les marchés finiraient par répondre leurs esprits. Même si personne n’anticipait une hausse aussi rapide.
De fait, dès que les marchés ont repris, le fonds s’est retrouvé avec une plus-value latente rapide, a minima du montant de le décote.
Marianne résumé les faits par :
“Bpifrance, qui gère de l’argent de la République, s’est montré bien généreux avec le privé. Une bonne vieille privatisation des profits, en somme.”
Avant de conclure :
“Flairant la bonne affaire, les investisseurs s’étaient d’ailleurs rués sur le produit, de telle sorte que sa commercialisation était clôturée avec trois mois d’avance.”
S’il est sans doute vrai que beaucoup ont flairé la bonne affaires, c’est parce que la décote a eu lieu en mars, alors que le fonds a ouvert en octobre. Les marchés étaient déjà repartis, et Bpifrance n’avait en réalité plus aucune possibilité de valoriser autrement son fonds.
Mais était-ce vraiment possible de flairer la bonne affaire ? En réalité, pas tant que ça. Parce que personne n’était au courant de cette décote, puisque les documents remis aux investisseurs ne permettaient pas de savoir de quoi était exactement composé le fonds.
Personne, vraiment ?
2️⃣ 200 salariés Bpifrance ont investi dans BE1
Parmi eux, Nicolas Dufourcq, patron de Bpi. Il explique à Marianne
“J’ai souhaité publiquement que les collaborateurs souscrivent à ce produit. Dès lors, j’ai donné l’exemple et j’ai voulu qu’ils sachent que je le faisais moi-même.”
Et là, la question est plus épineuse. Y avait t’il des gens, parmi les 200 salariés investisseurs, qui savaient qu’au moment de la souscription, il y a avait déjà une plus value latente liée à la décote ?
Marianne poursuit
Pourtant rompus au langage feutré, les magistrats financiers vont loin en évoquant des « risques déontologiques » et même une « responsabilité pénale de Bpifrance ».
Et là, c’est carrément un contresens. Le rapport, page 47, dit ceci :
L’analyse juridique de la banque publique concluait que le risque d’engagement de la responsabilité pénale de Bpifrance et des collaborateurs ayant eu connaissance de l’information est extrêmement faible voire inexistant.
S’il n’exclut pas un problème, dire que les magistrats “vont loin” en supprimant volontairement la fin de la phrase est complètement malhonnête.
Mais alors, y a t’il eu un potentiel délit d’initié (plus qu’une prise illégale d’intérêt), par des salariés ayant investit en connaissant cette décote ? Personne ne répond. Mais difficile d’imaginer que Nicolas Dufourcq n’était pas au courant.
En tout cas, lors de l’ouverture à la souscription de BE2, de nombreux collaborateurs, pouvant avoir des infos sensibles, ont été avertis en direct qu’ils n’auraient pas le droit d’y souscrire.
Sans doute pas de quoi qualifier le problème de scandale d’état. Mais de quoi soulever d’épineuses questions déontologiques.