💥 Xavier Niel : à quoi pense-t-il en se rasant ?
Où va le patron de le plus influent de France ?
L'Olympia, septembre 2023. La salle mythique qui a vu défiler les plus grands artistes français accueille un spectacle d'un genre nouveau. Sous les projecteurs, Xavier Niel, jean et chemise sombre, raconte sa vie comme d'autres chantent leurs amours perdues. Dans la salle, la crème de la tech parisienne, des journalistes et quelques politiques scrutent le phénomène.
En coulisses, Une sacrée envie de foutre le bordel trône sur les présentoirs. Ce livre n'est pas un énième récit entrepreneurial où l'auteur se gargarise de ses succès. C'est un objet hybride, inclassable, qui ressemble davantage à une profession de foi qu'à des mémoires d'homme d'affaires.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi lui ? Niel n'a besoin ni de notoriété supplémentaire, ni d'argent frais, ni de conseils en image. Sa discrétion (certes relatives) a fonctionné pendant des décennies comme un amplificateur paradoxal de sa puissance. L'homme qui préférait les coulisses aux plateaux télévisés choisit soudain la lumière crue des projecteurs.
L'entrepreneur qui a transformé les télécoms français en quelques années seulement prépare-t-il une nouvelle disruption - politique cette fois ? Ou joue-t-il simplement à nous faire croire qu'il pourrait ?
Avant de commencer…
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⌨️Le hacker devenu entrepreneur
Maisons-Alfort, fin des années 70. Dans une chambre d'adolescent ordinaire, un garçon de 15 ans se penche sur un boîtier noir aux allures futuristes, ses doigts dansant déjà avec une dextérité surprenante sur le clavier d'un Sinclair ZX81. Xavier Niel vient de recevoir son premier ordinateur. Ce cadeau paternel, modeste par sa taille, deviendra le premier chapitre d'une saga française hors norme.
Fils d'un juriste dans l'industrie pharmaceutique et d'une comptable, rien ne prédestinait particulièrement ce jeune homme au parcours qui allait être le sien. Sauf peut-être cette curiosité dévorante, cette obsession pour comprendre comment les systèmes fonctionnent ; et comment les contourner.
Cette philosophie de comprendre les mécanismes pour mieux les maîtriser, Xavier Niel va l'appliquer avec une audace qui frôle parfois l'inconscience.
Les décodeurs Canal+ sont alors le Graal des jeunes hackers. Ces boîtiers qui protègent l'accès aux programmes cryptés représentent un défi intellectuel irrésistible pour Niel. Alors que les meilleurs ingénieurs de la chaîne cryptée peaufinent leurs systèmes anti-piratage, un adolescent dans sa chambre parvient à les déjouer. Un jeu du chat et de la souris où le plus jeune n'est pas toujours celui qu'on croit.
Mais ce qui se raconte ensuite relève presque de la mythologie moderne. 1985 ou 1986 — les dates varient selon les récits — Xavier Niel aurait piraté une base de données sensible contenant les numéros des rares téléphones portables (alors installés dans les voitures) de l'époque. Parmi eux, celui du président François Mitterrand. Un exploit qui, selon la légende, attire immédiatement l'attention des autorités sur ce petit génie de l'informatique.
Il sera interpellé, mais sans jamais vraiment préciser la chronologie exacte ni les conséquences réelles de cette affaire dans ses rares confidences sur ce sujet. Dans les milieux initiés, on raconte qu'il aurait également infiltré les systèmes informatiques de Renault, y découvrant des transferts suspects de données vers l'étranger.
C'est là que le récit devient encore plus nébuleux. Plutôt que la prison, ce jeune pirate se serait vu proposer un marché étonnant : mettre ses talents au service des renseignements français. Une collaboration avec les services secrets qui reste entourée de mystère. Aujourd'hui encore, impossible de démêler avec certitude la réalité du folklore dans cette partie de sa biographie. Niel lui-même entretient l'ambiguïté, avec ce demi-sourire qui le caractérise lorsqu'on l'interroge sur ces années.
La France des années 80 vit alors sa propre révolution numérique avec le Minitel. Ce terminal domestique, ancêtre français d'Internet, ouvre un territoire vierge où tout reste à inventer. Xavier Niel y voit immédiatement l'opportunité d'entreprendre. À 17 ans à peine, il développe ses premiers services en ligne. Puis vient la découverte des messageries roses, ces services de dialogue érotique qui font la fortune de nombreux pionniers.
Avec son associé Fernand Develter, ils lancent leurs propres services 3615, dont le succès est immédiat. Les "kiosques" télématiques leur rapportent des sommes astronomiques — plusieurs milliers de francs par mois, puis rapidement des millions. Le duo investit parallèlement dans une dizaine de peep-shows parisiens, consolidant un petit empire de divertissement pour adultes dont les revenus financent d'autres aventures entrepreneuriales.
La période est souvent décrite comme un véritable Far West numérique. Jean-David Blanc, futur fondateur d'AlloCiné, côtoyait Niel à cette époque où ces jeunes entrepreneurs testaient tout, de la vente de literie aux assurances en passant par les services de rencontre. Personne ne savait encore ce qui allait marcher.
Cette période effervescente sera plus tard immortalisée dans la série 3615 Monique diffusée sur Arte, capturant l'atmosphère de cette époque où des adolescents à peine majeurs pouvaient bâtir des fortunes en quelques mois.
Entre le jeune hacker qui aurait défié les services secrets et l'entrepreneur du Minitel qui amasse ses premiers millions, la frontière est floue. Les récits se contredisent parfois, les dates s'emmêlent. Xavier Niel lui-même semble se plaire dans cette zone d'ombre, où la réalité et la légende sont indissociables.
Une chose est certaine : cette jeunesse hors norme, entre piratage informatique et entrepreneuriat précoce, a forgé l'homme d'affaires qui bouleversera plus tard le paysage des télécommunications françaises. Le hacker est devenu entrepreneur, puis industriel, sans jamais renier cette philosophie de départ : comprendre le système pour mieux le réinventer.
☎️L’odyssée d’Iliad
« Est-ce qu’on peut faire la même chose sans se griller, sans dépasser cette ligne ? »
Cette phrase, devenue le mantra obsessionnel de Xavier Niel, résume peut-être à elle seule l’entrepreneur. Pas un simple slogan de manager en costume-cravate. Non. La confession d'un gamin qui n'a jamais cessé de jouer au pyromane, allumant des feux dans le jardin bien ordonné du capitalisme français, tout en prenant soin de ne jamais laisser les flammes lécher ses propres mains.
Avant la fortune, les caméras et les salles de conseils d'administration, il y eut un jeune homme de 24 ans à peine, dans un Paris de 1991 qui ignorait tout de lui. Un gamin qui, sans diplôme prestigieux ni carnet d'adresses, pose la première pierre de son empire en rachetant Fermic Multimedia, une modeste société de services en ligne. Il la rebaptisera sobrement Iliad en 1995, comme pour annoncer l'épopée à venir.
Fin des années 90. Sous les néons blafards des cybercafés qui poussent comme des champignons dans les rues de la capitale, une nouvelle drogue sociale commence à faire ses premiers accros : Internet. Tandis que les géants des télécoms fixent des tarifs astronomiques pour accéder à ce nouveau monde, Niel, lui, hume l'air du temps avec l'instinct d'un animal sauvage. Il ne voit pas des consommateurs — il voit des prisonniers prêts à être libérés. En 1999, il lance Free comme on lance un pavé dans la mare : un accès Internet sans abonnement, payable uniquement à l'usage. Les dinosaures du CAC 40 ricanent dans leurs salles de conseil.
En 2002, le même Niel frappe encore plus fort. La Freebox fait son apparition dans les foyers français, démocratisant le triple play - Internet, téléphone, télévision - et forçant la concurrence à revoir sa copie. Une décennie plus tard, c'est au tour de Free Mobile de secouer le marché, cassant des prix artificiellement maintenus élevés pendant des années. Les Français découvrent qu'ils payaient leur forfait mobile trois fois trop cher. Et leurs économies font entrer Xavier Niel dans le club très fermé des milliardaires français.
Mais derrière le succès fulgurant se cache une ombre. En 2004, alors que Free conquiert des parts de marché à vitesse grand V, le juge Van Ruymbeke1 met Niel en examen pour « proxénétisme aggravé » et « recel d'abus de biens sociaux ». Le fondateur avait investi dans des établissements proposant des salons de massage. Un mois de détention provisoire s'ensuit. Sur la place de la Bastille, des banderoles fleurissent : "Libérez Niel", "Free Niel". Car à cette époque, l'homme est déjà plus qu'un entrepreneur : c'est un symbole, presque un gourou pour certains.
Son ascension aurait dû se fracasser contre les murs froids d'une salle d'audience. Quand le marteau du juge2 s'abat en 2006, après un mois passé à l'ombre et des semaines à retenir son souffle, le verdict déchire l'air comme un coup de tonnerre : blanchi des accusations de proxénétisme – cette épée de Damoclès qui aurait pulvérisé sa réputation – mais condamné à deux ans avec sursis et une amende de 250 K€ pour recel d'abus de biens sociaux. Les requins de la concurrence, déjà prêts à se partager les morceaux de Free, rangent leurs couteaux, déçus. Pour la presse économique, c'était l'épilogue logique d'un parvenu trop ambitieux. Pour l'establishment, une leçon bien méritée. Cette période trouble lui a enseigné la prudence, comme il l'admettra lui-même, gardant depuis ce mantra, cité au début.3
Loin d'être terrassé par l'adversité, Niel semble en sortir plus fort. Ses concurrents, qui avaient sabré le champagne lors de son incarcération, déchantent rapidement. L'anti-establishment devient même le "patron préféré des Français".4 Mais en coulisses, une guerre sans merci fait rage.
Car Free, malgré son succès, reste cruellement vulnérable. Depuis des années, le cartel des opérateurs mobiles SFR-Orange-Bouygues refuse de laisser jouer la concurrence et s'entend sur les prix, comme la justice le découvrira plus tard5. Et derrière tout ça, il y a l'État et deux gros industriels, Patrick Drahi et Martin Bouygues.
Free est obligé de s'appuyer sur le réseau mobile physique de ses concurrents ;
Free est obligé d'utiliser le réseau cuivre physique de ses concurrents ;
La réussite de la Freebox passe par la diffusion de toutes les chaînes de télévision, dont TF1… qui appartient à Bouygues.
Si l'Autorité de la Concurrence va dans son sens, et qu'il finira par avoir ses propres infrastructures, ça ne l'aide pas vraiment à développer ses activités.
Est-ce que Xavier Niel est fou, inconscient ou complètement con ? Aucune idée. En tout cas il va au front malgré les menaces, même quand ses concurrents sabrent le champagne alors qu'il est en prison. Et les menaces, elles sont bien réelles.
Les rapports avec Patrick Le Lay, alors PDG de TF1 (propriété de Bouygues), atteignent des sommets de violence verbale. En plein conflit sur l'accord de diffusion, Le Lay lance à Michael Boukobza, alors DG d'Iliad :
« J'ai rêvé de vous cette nuit cloué contre un mur, il y avait plein de dards sur vous. C'était horrible, faites attention.»
Puis vient la menace à peine voilée contre les enfants de Niel.
« J'ai vu que vous aviez des enfants en bas âge. Tous ces problèmes juridiques que vous avez avec le groupe TF1, ça doit être compliqué. Surtout avec des enfants en bas âge. Ils s'appellent comment déjà ? »
La réaction de Niel est immédiate. Il décroche son téléphone et débaroule au 32 avenue Hoche, dans les bureaux de Bouygues, pour confronter Le Lay en personne. La rencontre manque de tourner au pugilat. Niel saisit le genou de Le Lay et remet les choses au clair, avec la force qui s'impose.
On murmure dans les couloirs feutrés du pouvoir que Le Lay n'a plus jamais évoqué les enfants de Niel après cet épisode. Les relations sont restées bizarrement cordiales jusqu'à la mort de Le Lay en 2020. Comme si, au-delà de la brutalité des échanges, un respect mutuel s'était installé entre deux hommes qui savaient jouer selon leurs propres règles.
🌍L'Empire sans frontières
Dans les couloirs feutrés du siège parisien d'Iliad, l'ambiance a définitivement changé. On ne parle plus de survie mais de conquête. Les cartes de l'Europe s'étalent sur les tables de réunion, ponctuées de post-it colorés marquant les prochaines cibles. En tout cas, c’est comme ça qu’on pourrait l’illustrer. Reste que l’appétit de Niel est venu en mangeant.
L'anti exit
2021 marque un tournant décisif. En juillet, Xavier Niel lance une offre pour racheter les 30% restants d'Iliad, avec une prime exceptionnelle de 61% sur le cours. Coût de l'opération : 3G€. Dans les salles des marchés parisiennes, les écrans s'affolent. L'annonce fait l'effet d'une bombe dans les milieux financiers.
Dans son communiqué laconique, diffusé un lundi matin d'été, loin du tumulte habituel des annonces financières, Niel explique :
« La nouvelle phase de développement d'Iliad exige des transformations rapides et des investissements significatifs qui seront plus aisément menés à bien en tant que société non cotée. »
L'enfant terrible des télécoms français s'affranchit du regard scrutateur des marchés financiers et de leur diktat du court terme. Plus de résultats trimestriels à justifier sous peine de sanction boursière. Plus d'actionnaires minoritaires à convaincre lors d'assemblées générales houleuses. Plus de cours de bourse à surveiller comme le lait sur le feu. Cette sortie de la cote s'apparente à une libération, offrant à Niel une liberté stratégique absolue pour déployer ses ambitions internationales sans entraves.
Phone Tycoon
Cette liberté, Niel avait commencé à la construire bien avant. Dès 2014, il fait son entrée sur le marché monégasque en rachetant 55% de Monaco Telecom pour 322M€, première pierre d'un édifice international, avant de s'attaquer à Orange Suisse via sa holding NJJ Capital, avec une acquisition à 2,8G CHF.
Le choix de la Suisse n'est pas anodin. C'est un territoire où Swisscom (59% de parts de marché) et Sunrise (21%) règnent sans partage depuis des décennies. Les prix y sont parmi les plus élevés d'Europe, les contrats verrouillés sur 24 mois, les offres délibérément opaques. Derrière les montagnes helvétiques se cache le territoire idéal pour la méthode Niel.
L'enseigne Orange disparaît, remplacée par Salt. Les offres sont simplifiées, les prix cassés, les contrats d'engagement supprimés. En quelques mois, la valeur de l'entreprise s'envole, confirmant l'intuition du Français : le modèle disruptif peut traverser les frontières.
La conquête continue en 2018. C'est au tour de l'Italie de découvrir la méthode Niel. Sur la péninsule où règnent quatre opérateurs engagés dans une guerre d'usure, Iliad Italia fait irruption comme un OVNI. Ses armes : trois forfaits seulement, des prix cassés de 30%, aucun engagement, et une transparence absolue. Les Italiens, habitués aux notes de bas de page et aux surcoûts mystérieux, s'engouffrent dans la brèche. En moins de 100 jours, 1M de clients basculent. En un an, 4M. Les concurrents historiques, pris de court, tentent maladroitement d'imiter le nouveau venu.
En 2020, au plus fort de la pandémie mondiale, alors que le monde économique se recroqueville, Niel choisit l'offensive. Tandis que les compteurs s'affolent à Varsovie, il acquiert l'opérateur polonais Play pour 2,2G€, un coup de maître dans un timing parfait. Le choix de la Pologne révèle sa stratégie : un marché en pleine croissance, une classe moyenne émergente, une population jeune et connectée, et un potentiel de transformation des usages numériques encore inexploité.
Game over en Italie
La stratégie de Niel ne vise pas seulement la conquête, mais aussi la consolidation des marchés. Début 2022, son offre de 11,25G€ pour Vodafone Italia se heurte à un refus. Dans les bureaux parisiens, on scrute les plans B, on redessine la carte d'Europe. C'est finalement Swisscom qui remporte la mise en 2024, laissant derrière un Niel inhabituellement silencieux.
Cet échec révèle les limites du modèle : la Commission européenne voit d'un œil méfiant toute réduction du nombre d'opérateurs sur un marché national. L'acquisition par Iliad aurait réduit le nombre d'acteurs mobiles de quatre à trois en Italie, contrairement à celle de Swisscom qui ne possède qu'une activité fixe via Fastweb. Xavier Niel est clairement passé de l’autre côté de la barrière.
Niel adapte sa stratégie avec agilité. En 2022, au moment où les investisseurs traditionnels restent prudents, Niel frappe fort. Il rachète 2,5% du capital de Vodafone Group, s'inscrivant dans une logique d'activisme actionnarial qui fait trembler les conseils d'administration européens : il considère le groupe comme sous-valorisé et encourage une simplification du portefeuille d'activités.
El Dorado numérique
L'ambition de Niel franchit désormais l'Atlantique. Entre fin 2022 et début 2023, Niel exécute un mouvement qui prend tous les observateurs à contrepied. Il acquiert d'abord 7%, puis 20%, et finalement jusqu'à 40% de Millicom (marque Tigo), valorisée à près de 7G$. Malgré le refus frontal du conseil d'administration à son offre de rachat, il s'impose comme l'actionnaire de référence, dictant désormais la stratégie de ce géant latino-américain présent dans neuf pays.
Ce coup de maître témoigne d'une vision stratégique implacable : les marchés d'Amérique latine offrent aujourd'hui ce que l'Europe proposait il y a dix ans - une croissance à deux chiffres des usages numériques, des classes moyennes en pleine expansion, et des infrastructures encore balbutiantes. Du Guatemala à la Colombie, la pénétration smartphone explose, la demande de données mobiles double chaque année, mais les offres restent archaïques et coûteuses. Face à la saturation des territoires européens, où chaque point de part de marché se gagne dans la douleur, ces nouveaux horizons promettent une décennie dorée de croissance soutenue.
Dr. Niel & Mr. Free
Contrairement aux caricatures qui circulent, le modèle Niel ne se résume pas à la guerre des prix. Il repose sur un équilibre paradoxal, presque contre-intuitif : casser les tarifs tout en pulvérisant les records d'investissement dans les infrastructures. Tandis que ses rivaux européens serrent les boulons, réduisent les CAPEX et maximisent les dividendes, Niel fait exactement l'inverse. En France, Free mène une révolution silencieuse mais fondamentale : la migration massive vers la fibre optique. Plus de 5,5M d'abonnés fiber-to-the-home sur 7,4M de clients fixes en 2023, soit un taux de conversion stratosphérique de 74% que ses concurrents observent avec envie.
Aujourd'hui Iliad/Free figure parmi les principaux acteurs européens des télécoms avec 48,5M d'abonnés dans 8 pays, pour 9,24G€ de CA. Le défi n'est plus seulement de bâtir cet empire, mais de le maintenir face aux régulateurs sourcilleux, aux pressions concurrentielles et aux défis technologiques qui se profilent à l'horizon. Pour Niel, l'histoire ne fait peut-être que commencer.
⚒️Le Parrain
Xavier Niel est riche. Très riche. Plus de 9G€ aux dernières estimations. Non seulement il ne l’a caché, mais il l’a ouvertement étalé cet argent dans des projets médiatiques et visibles dans la French Tech avec une méthode qui repose sur 3 piliers :
Former des talents ;
Leur offrir des infrastructures où entreprendre ;
Et investir méthodiquement dans leurs projets.
À l'heure où la French Tech célèbre ses succès, il est facile d'oublier que l'écosystème français a longtemps végété. En 2010, les investissements en capital-risque restaient faméliques, les incubateurs étaient rares et dispersés, et les meilleures pépites françaises s'exilaient à Londres ou dans la Silicon Valley.
Là où d'autres milliardaires se contentent d'investir dans quelques startups prometteuses, Niel a patiemment bâti une architecture complète pour transformer l'écosystème tech français. Cette approche systémique, profondément disruptive et pragmatique, explique pourquoi son héritage pourrait bien être celui d'avoir posé les fondations d'une nouvelle économie française — avec ses réussites spectaculaires mais aussi ses limites. Sa vision était claire : la France avait tous les ingrédients pour réussir, mais il manquait un système cohérent qui les connecte efficacement.
Kima : l’élevage de licornes
En 2010, Xavier Niel crée Kima Ventures avec Jérémie Berrebi, un entrepreneur franco-israélien au parcours atypique. Ancien journaliste tech chez ZDNet dans les années 90, Berrebi s'est imposé comme l'un des business angels les plus actifs au monde, avec plus de 360 investissements à son actif.
L'ambition de Kima ? Révolutionner le capital-risque en phase d'amorçage avec un modèle inédit en Europe : un fonds capable d'investir dans 50 à 100 startups par an, avec des tickets standardisés de 100K à 150K€. Une approche que certains qualifieront ironiquement de "spread & pray"6. Et c’est vrai que ce n’est probablement pas la plus rentable. Mais selon les rumeurs, Kima sera rentable, et alimente l’écosystème Niel.
Quand Berrebi quitte l'aventure en 2015, c'est Jean de La Rochebrochard, ex-The Family, qui prend les rênes. À 28 ans, sans expérience VC, il hérite de l'un des postes les plus convoités de la place. Sous son impulsion, Kima impose un rythme effréné : 2 deals par semaine, des décisions bouclées en 48h.
En 2022, Kima comptabilise 1 170 investissements, dont 17 licornes comme Docker, Swile ou PayFit. Mais ce modèle industriel n'est pas sans failles : difficile d'offrir un accompagnement approfondi avec un tel volume, et le taux d'échec reste élevé. Cette stratégie très parisienne, compensant les nombreux échecs par quelques succès spectaculaires, fait d'ailleurs grincer des dents dans les écosystèmes régionaux qui peinent à attirer l'attention des grands fonds.
Station F : la cathédrale des startups
En 2016, Niel frappe plus fort encore en annonçant un projet titanesque : transformer une vieille halle ferroviaire du XIIIᵉ arrondissement de Paris en le plus grand incubateur de startups au monde. Baptisé Station F, en hommage à son passé industriel – l'ancienne Halle Freyssinet, construite en 1929 –, l'initiative vise à doter la France d'un hub technologique de rang mondial.
Avec ses 34 000 m², financés à hauteur de 250M€ sur les fonds personnels de Xavier Niel, Station F n'est pas un simple incubateur, mais une véritable ville dans la ville, rassemblant espaces de coworking, programmes d'incubation de grandes entreprises, et services dédiés aux entrepreneurs.
Le 29 juin 2017, lors de l'inauguration, Emmanuel Macron, fraîchement élu président, ne cache pas son enthousiasme : pour lui, Station F symbolise le renouveau économique français, capable de rivaliser avec la Silicon Valley.
Huit ans plus tard, les chiffres impressionnent : plus de 5 000 startups incubées, 120 programmes d'accompagnement, et plusieurs licornes comme Alan, Swile ou Pennylane. Paris s'est repositionnée sur la carte des écosystèmes tech européens.
Pourtant, ce modèle ultra-centralisé suscite des critiques. La concentration parisienne renforce les inégalités territoriales, à l'opposé d'initiatives comme le campus B3 Village by CA à Vierzon qui tente de revitaliser les régions par l'innovation. Par ailleurs, la concurrence interne entre programmes est féroce, et de nombreux entrepreneurs témoignent de réalités plus nuancées : open spaces bruyants défavorables à la concentration, manque de confidentialité problématique pour protéger leurs innovations, et un certain élitisme dans la sélection des startup. Comme le confiait un entrepreneur à Be A Boss7 quelques mois après l'ouverture :
"Pour l'instant il y a HEC, l'Edhec, mais pas d'ouverture aux autres écoles. C'est encore très élitiste."
D'autres, en phase de croissance avancée, estiment que la structure est davantage adaptée aux entreprises en tout début de parcours :
"Je pense que Station F correspond davantage aux besoins des jeunes entreprises, qu'on peut en tirer le maximum quand on est en phase de structuration."
École 42 : repenser l'éducation
Mais à quoi bon disposer d'infrastructures et de financements si les talents manquent ? En 2013, face à la pénurie chronique de développeurs en France, Niel lance un nouveau pari disruptif : créer sa propre école, en rupture totale avec les modèles traditionnels.
Gratuite, ouverte à tous sans condition de diplôme, l'École 42 propose un modèle radical : pas de profs, pas de cours magistraux, pas d'examens. À la place, un apprentissage par projet, où les étudiants doivent résoudre des problèmes concrets, en s'adaptant constamment.
L'école s'installe dans un bâtiment ultra-moderne à Paris, ouvert 24h/24. La sélection se fait via La Piscine, un bootcamp intensif de quatre semaines où seuls les plus déterminés survivent. Le tout financé par plusieurs dizaines de millions d'euros des fonds personnels de Niel.
Si l'école affiche d'excellents taux d'insertion professionnelle avec une employabilité proche de 100% et s'est exportée dans plus de 25 pays, son modèle soulève des questions. La Piscine entraîne un taux d'abandon considérable, les méthodes d'apprentissage peuvent s'avérer brutales pour certains profils, et tous les diplômés ne connaissent pas le même succès. Par ailleurs, comme pour Station F, le modèle reste très parisien, bien loin des initiatives comme AlgoSup à Vierzon d’Eric Larchevêque, qui tente d'apporter la formation tech dans des territoires désertés, avec une approche plus encadrée.
Reste que 42 a indéniablement bousculé le paysage éducatif français, contraignant même les formations traditionnelles à se remettre en question et à intégrer davantage la pratique dans leurs cursus.
Vers l’horizon…
Mais la vision systémique de Xavier Niel dépasse désormais largement les frontières de la tech traditionnelle. Ces dernières années, il a appliqué sa méthode disruptive à des secteurs en apparence éloignés, mais selon des principes similaires : identification d'un marché figé, investissement massif, et approche radicalement nouvelle.
En 2021, il inaugure Hectar, présentée comme la plus grande ferme-école du monde, dédiée à l'agriculture régénératrice et à l'agritech. Sur 600 hectares près de Paris, il ambitionne de former la nouvelle génération d'agriculteurs-entrepreneurs.
Face au retard européen dans l'intelligence artificielle, il lance Kyutai avec d'autres grands noms (Rodolphe Saadé, Eric Schmidt), un laboratoire doté d'1G€ pour développer des modèles d'IA européens et open source.
Sa chaîne Lunettes Pour Tous, lancée en 2014, applique les mêmes principes : des lunettes à 10€, fabriquées rapidement, dans un marché traditionnellement opaque.
Ces initiatives, si elles partagent l'approche disruptive qui a fait le succès de Niel, restent néanmoins à prouver leur efficacité à long terme. Hectar, notamment, fait face au scepticisme du monde agricole, qui questionne la légitimité d'un entrepreneur tech pour révolutionner un secteur aux enjeux complexes et profondément ancrés dans les territoires.
📰 Boardwalk empire
Comme pas mal de milliardaires qui investissent beaucoup, Niel s’est également intéressé aux médias. En 2010 il s'associe avec Matthieu Pigasse et Pierre Bergé pour racheter Le Monde, titre emblématique de la presse française. Cette opération, qui a fait couler beaucoup d'encre, marque le véritable début de son aventure médiatique d'envergure. Le trio d'investisseurs s'engage alors à respecter l'indépendance éditoriale du quotidien – promesse qui, de l'aveu même de la rédaction, sera scrupuleusement tenue. Contrairement à d'autres titres comme Le Parisien face à Bernard Arnault, France Inter contre sa direction, Europe 1 ou iTélé contre Vincent Bolloré, jamais la rédaction du Monde n'a eu à voter de motion de défiance contre sa direction8. Même lorsque Mediapart, dont Niel est pourtant l'un des premiers actionnaires, lui consacre une longue enquête en 2013, aucune pression n'est exercée.
Cette acquisition stratégique du Monde s'accompagne de celle de L'Obs, via la même holding LML.
Mais le parcours de Xavier Niel dans les médias n'est pas qu'une succession de victoires. L'affaire La Provence en est l'illustration parfaite. Devenu actionnaire minoritaire du quotidien régional en 2019 avec 11% des parts, Niel nourrit l'ambition d'en prendre le contrôle lorsque la holding de Bernard Tapie est placée en liquidation judiciaire en 2020.
La bataille s'engage alors avec Rodolphe Saadé, PDG du géant maritime CMA CGM. Niel propose 20M€ pour les 89% de parts mises en vente. Mais son concurrent pose une offre quatre fois supérieure (81M€), assortie de promesses alléchantes : maintien de tous les emplois, investissement massif dans le numérique et l'imprimerie, soutien des acteurs économiques locaux.
Le 2 mars 2022, alors que son offre est déjà écartée par le tribunal de commerce, Xavier Niel tente un coup d'éclat en se rendant dans les locaux marseillais du journal. Mal lui en prend : accueilli fraîchement par les salariés et le PDG Jean-Christophe Serfati, favorable à Saadé, il est prié de quitter les lieux. Une scène captée en vidéo, particulièrement humiliante, au cours de laquelle Niel lance une dernière pique à Serfati : « Vous êtes un salarié de CMA CGM !».
Malgré cet échec, Xavier Niel a su construire un portefeuille médiatique impressionnant. En 2020, il rachète Nice-Matin, puis France-Antilles, sauvant ce quotidien des Antilles de la disparition. Il s'intéresse également à des niches plus spécialisées en acquérant Paris-Turf, publication de référence dans l'univers des courses hippiques.
Sa stratégie d'investissement ne se limite pas à la presse écrite traditionnelle. Avec Mediawan, cofondé aux côtés de Matthieu Pigasse et Pierre-Antoine Capton, il s'impose dans la production audiovisuelle. Il s'aventure également dans la presse culturelle avec Les Cahiers du Cinéma (rachetés avec Marc Simoncini et Alain Weill) et Polka.
Son approche révèle une vision à long terme, mêlant titres prestigieux et investissements dans des médias innovants comme L'Informé.
Bien que certaines aventures se sont soldées par des échecs, comme Backpills (production de contenus courts avec Luc Besson) ou Numéro 23 (chaîne lancée avec Bernard Arnault).
Les ambitions médiatiques de Xavier Niel s'inscrivent dans un contexte plus large de concentration accrue du secteur. Face à lui, d'autres milliardaires et grands groupes dessinent une nouvelle carte du pouvoir médiatique français.
Bernard Arnault (LVMH) contrôle Les Échos, Le Parisien et Radio Classique, tout en détenant une participation minoritaire dans Lagardère. Patrick Drahi (Altice) possède BFM TV, RMC, Libération et L'Express. Vincent Bolloré (Vivendi) règne sur un empire comprenant CNews, C8, Europe 1, Le Journal du Dimanche, Paris Match et Canal+. Sans oublier Daniel Křetínský, dernier arrivé mais particulièrement actif, qui a notamment racheté plusieurs magazines à Lagardère Active. Son expérience n'a pourtant pas été sans heurts : les journalistes de Marianne se sont frontalement opposés à lui, contraignant le milliardaire tchèque à reculer. Un scénario similaire s'est produit lorsqu'il a tenté de racheter L'Opinion.
À côté de ces géants, subsistent des acteurs institutionnels comme le Crédit Mutuel (premier groupe de presse régionale avec EBRA) et le Crédit Agricole (La Voix du Nord), ainsi que des familles historiques de la presse (Lemoine, Hérant, Courdurier, Saint-Cricq).
Cette concentration soulève des questions fondamentales sur l'indépendance de l'information. Si certains investisseurs, comme Xavier Niel avec Le Monde, semblent respecter la liberté éditoriale, d'autres poursuivent des objectifs plus idéologiques (Vincent Bolloré) ou défensifs (Bernard Arnault, dont les journaux relaient systématiquement ses positions lorsqu'il est attaqué).
🏢Pierres angulaires
Le ghetto du Gotha
Dans le petit monde de l'élite française, chaque adresse raconte une histoire. Pour Xavier Niel, l'ascension sociale prend une dimension concrète au milieu des années 2000 avec son installation à la Villa Montmorency, ghetto doré du XVIe arrondissement parisien. Cette enclave ultra-sécurisée, où les codes de l'entre-soi règnent en maîtres, devient son premier laboratoire social et sa porte d'entrée vers les plus hautes sphères du pouvoir économique.
Bien que fan avoué de Coca Light, l'homme s'y constitue une cave impressionnante, loue des jets privés et emménage dans la même rue que Vincent Bolloré, dont il rachètera plus tard l'un des trois hôtels particuliers pour 8M€. La topographie du lieu dessine une véritable cartographie du capitalisme français : la maison de Bolloré fait face à celle du producteur Alain Goldman, tandis qu'au coin résident les héritiers du groupe Amaury. Zero Bullshit publiera d’ailleurs prochainement une newsletter sur ce lieu étonnant.
Ce microcosme, où les grandes fortunes françaises se côtoient dans une proximité rare, offre à Niel un terrain d'observation privilégié des mœurs et des alliances qui structurent l'élite économique. On y croise parfois Nicolas Sarkozy, de passage chez Dominique Desseigne, ou les patrons de grands groupes comme NRJ ou Afflelou.
Niel quitte ce petit univers en 2011, juste avant qu'éclatent d'intenses guerres de voisinage à coups de travaux de rénovation.
Game of Stones
Après son départ de la Villa Montmorency, le Palais Rose devient sa nouvelle résidence principale en 2016, à quelques numéros de la maison de Lenny Kravitz. Cet hôtel particulier de 800m², construit en 1925 par Jules Guillemin et acquis pour 11 M€, ancre définitivement Xavier Niel dans le paysage des grands patrimoines parisiens.
Mais c'est l'Hôtel Lambert qui cristallise le mieux son ambition culturelle. Acquis en 2022 pour la somme vertigineuse de 207 M€, ce joyau architectural de 4000m² situé sur l'île Saint-Louis est l’un des achats immobiliers privés les plus importants de l'histoire de Paris. Construit au XVIIe siècle, décoré par Charles Le Brun — celui-là même qui a orné la galerie des Glaces de Versailles — ce lieu a accueilli dans ses salons Rousseau et Voltaire avant de passer par les mains d'un prince polonais puis d'un héritier Rothschild, et enfin d'un membre de la famille royale du Qatar qui l'avait acquis en 2007 pour 60M€.
Après un incendie majeur en 2013, l'hôtel Lambert est devenu un symbole de résilience patrimoniale. Niel prévoit d'y investir 130M€ supplémentaires pour transformer ce monument classé en fondation culturelle. Plus qu'un investissement financier, cette acquisition révèle sa passion pour le patrimoine français, le positionnant comme un gardien de la culture nationale.
L'Hôtel Coulanges, dit "La Marquise", acheté pour 31,5 M€, complète cette approche de valorisation patrimoniale. Cette demeure, l'une des plus belles de la place des Vosges, porte le nom de la Marquise de Sévigné qui y est née. Longtemps abandonnée par son ex-propriétaire sous tutelle de l'État, occupée un temps par le collectif Jeudi Noir (où j’ai d’ailleurs pu à l’époque tourner ma série des SK*wat Sessions) elle trouve en Niel un sauveur qui promet d'en faire un espace culturel.
Son empreinte s'étend également hors de Paris. Le château de Villiers-le-Bâcle, acquis en 2021 pour 9M€, avec ses 40ha classés monument historique, symbolise son lien avec le patrimoine rural d'exception. Au Cap Ferret, une splendide maison en première ligne achetée récemment pour 17,5M€, avec accès direct à la mer et petite crique privée, témoigne d'une présence discrète mais affirmée dans l'un des lieux de villégiature les plus prisés de l'élite française. Cette propriété, qu'il a acquise avec sa compagne après avoir longuement cherché dans la région, le place au voisinage immédiat de Benoît Bartherotte, autre figure emblématique du Ferret.
À l'angle de l'avenue d'Iéna, un hôtel particulier de 2800m² avec vue sur l'Arc de Triomphe complète ce tableau patrimonial. Acheté 32M€ avec son ami Didier Chabut, ce lieu qui fut autrefois la demeure du grand collectionneur d'art Calouste Gulbenkian est devenu entièrement sien à la mort de Chabut. Sa transformation en lieu d'événements en fait un espace d'échange et de rencontre particulièrement significatif.
La belle et le geek
S'il n'est pas d'usage dans cette newsletter d'aborder la vie personnelle des personnes dont il est question, une partie de celle de Xavier Niel a son importance ici. Depuis l'automne 2010, le milliardaire est en couple avec Delphine Arnault, désormais patronne de Dior, et DG de LVMH.
Si Bernard Arnault aurait d'abord vu d'un mauvais œil ce rapprochement, l'intégration progressive de Niel dans les cercles LVMH démontre une acceptation mutuelle qui dépasse le simple cadre personnel. Cette alliance permet à l'entrepreneur de fréquenter des adresses et des milieux autrefois inaccessibles, tandis que sa connaissance du numérique bénéficie au groupe de luxe. Les collaborations qui en découlent, comme l'Albert School, La Maison des startups LVMH, ou le financement de la startup H à hauteur de 220 M€, témoignent d'une symbiose entre deux univers a priori distincts.
Cette alliance familiale propulse Xavier Niel au cœur d'un entre-soi bien éloigné du mythe de l'entrepreneur "parti de rien" qu'il continue de cultiver par ailleurs. Position paradoxale qu'il gère avec habileté, gardant ses distances avec l'empire Arnault qu'il ne convoite pas, tout en bénéficiant de l'influence et des réseaux que cette proximité lui confère sur l'échiquier immobilier parisien. Mais réduire leur relation à une simple stratégie d'intégration sociale serait profondément malhonnête : leur complicité intellectuelle et personnelle semble authentique, bien loin des clichés de l'alliance calculée que certains observateurs malveillants pourraient être tentés d'y voir. Au-delà des relations et des lieux, la sensibilité culturelle de Niel s'exprime également dans les œuvres qu'il choisit pour habiter ses espaces.
Murs murs
L'intégration de l'art dans la vie de Xavier Niel révèle une autre dimension de sa personnalité. Si Niel n'est pas reconnu comme un spécialiste de l'art contemporain, plusieurs de ses proches, dont Jacques-Antoine Granjon qui confesse l'avoir entraîné à plusieurs éditions de la FIAC, l'ont initié à cet univers.
Cette découverte artistique se matérialise notamment dans Art 42, espace au sein de son école du même numéro, où sont exposées 170 œuvres d'art urbain comprenant des pièces de JR, Banksy, Romain Froquet, MonkeyBird et C215. Ces choix révèlent une sensibilité pour un art accessible et engagé, loin des codes traditionnels du collectionnisme élitiste.
À l'ouverture de Station F, une partie de sa collection personnelle a été dévoilée, comprenant une sculpture de Takashi Murakami, un imposant Urs Fischer à l'extérieur, une œuvre de Jeff Koons, un Shepard Fairey et une pièce d'Ai Weiwei. Ces artistes, entre provocation et popularité, reflètent l'esprit de rupture qui caractérise le parcours de Niel lui-même. Tout en ne démontrant pas un particulier attrait pour des artistes peu communs.
Son projet de transformation de l'Hôtel Lambert en fondation culturelle s'inscrit dans cette même logique : faire de ses propriétés les plus prestigieuses des espaces de partage culturel, incarnant sa vision d'un patrimoine vivant et accessible. Mais l'art chez Niel ne se limite pas aux œuvres qu'il collectionne ; il s'étend à une vision bien plus large de transformation urbaine et entrepreneuriale.
Urban Legend
Au-delà de ses acquisitions personnelles, Xavier Niel a développé une vision industrielle de l'immobilier qui révèle une autre facette de sa personnalité. En 2020, avec Léon Bressler, ancien dirigeant du groupe, il prend par surprise le contrôle d'Unibail-Rodamco-Westfield, leader mondial de l'immobilier commercial. Leur objectif est clair : remettre le groupe sur les rails après une série d'investissements jugés hasardeux.
En octobre dernier, Niel a franchi le seuil symbolique des 25% du capital, confirmant son rôle de premier actionnaire et consolidant sa position stratégique dans un secteur en pleine transformation post-Covid. Cette prise de contrôle est emblématique d'une vision long terme et industrielle de l'immobilier, complémentaire mais distincte de son patrimoine personnel prestigieux.
L'investissement dans le « cube » de Montparnasse illustre parfaitement cette approche à la fois patrimoniale et stratégique. En 2019, il rachète pour près de 50 M€ environ 3000 m² dans l'ancien Centre International du Textile (CIT), au sein de l'Ensemble Immobilier Tour Maine-Montparnasse (EITMM). Si la surface acquise est relativement modeste – deux étages de magasin et quelques bureaux – elle permet à Niel de s'implanter dans un lieu symbolique et stratégique de Paris, alors en pleine mutation. Cette acquisition s'inscrit dans un projet de transformation radicale du quartier, avec une rénovation complète prévue pour 2024.
🎙️L'Éminence Fibrée
« Je trouverais ça génial d'être maire de Paris. Pourquoi pas, un jour, dans vingt ans, quand je serai vieux et que j'arrêterai les télécoms. »
- Xavier Niel dans Une sacrée envie de foutre le bordel
Le stratège invisible
La pénombre du pouvoir a toujours convenu à Xavier Niel. Dans cette obscurité feutrée où se nouent les alliances, où s'échangent les faveurs, où se forgent les décisions qui changent un pays, le fondateur de Free a longtemps préféré être celui qu'on ne voit pas. « Je ne suis pas un homme politique, je ne fais pas de politique », murmure-t-il sur France Inter, un demi-sourire aux lèvres qui en dit plus long que ses mots. Puis vient l'aveu, lâché comme une confidence calculée :
« J'ai sûrement un manque de courage de ne pas m'engager, mais ce n'est pas mon métier. »
Les ombres lui ont longtemps suffi. La politique, pour cet autodidacte devenu milliardaire, n'a jamais été une fin mais un moyen - un outil parmi d'autres dans l'arsenal du stratège. Discret mais omniprésent, absent mais influent, Niel cultive cette ambiguïté comme d'autres cultivent leur image.
Mais quelque chose a changé. Un livre, un spectacle, une joute médiatique avec l'homme le plus riche du monde... La séquence récente dessine les contours d'une métamorphose possible. L'homme de l'ombre s'avance-t-il enfin dans la lumière ? Le manipulateur des leviers envisage-t-il de prendre lui-même les commandes ? C'est toute l'énigme de ce Xavier Niel version 2.0 qui se dévoile sous nos yeux, sans qu'on sache encore s'il s'agit d'une mue véritable ou d'un simple changement tactique, qui ne vient pas de nul part.
Machiavel télécom
Il pleuvait sur Paris ce matin de janvier 2009. Dans les salons feutrés de Matignon, François Fillon, alors Premier ministre, avait convoqué une réunion cruciale sur le dossier de la quatrième licence mobile. À l'extérieur, trois géants des télécoms - Orange, SFR et Bouygues - déployaient leur puissance de feu médiatique pour empêcher l'arrivée d'un quatrième opérateur. Dans l'ombre, Xavier Niel attendait son heure.
L'histoire aurait pu être écrite différemment. Nicolas Sarkozy, ami de Martin Bouygues et parrain de son fils Louis, ne cachait pas son scepticisme face à l'arrivée d'un trublion dans le paysage cosy des télécoms français. Lorsque l'Arcep avait rejeté le premier dossier de Free comme « incomplet et irréaliste », beaucoup y avaient vu la fin de l'aventure.
Mais ils ne connaissaient pas Niel. Ce qu'il ne pouvait obtenir par la voie conventionnelle, il allait le conquérir par une stratégie digne des plus grands tacticiens politiques : un « habile mélange de lobbying, de communication et de provocation ». Son objectif n'était pas seulement d'obtenir cette licence, mais de « faire du bruit, d'exister dans le débat public, de mettre la pression sur les autorités ». La rue, l'opinion, devenaient ses alliées face aux pouvoirs établis.
Ce jour-là, à Matignon, Fillon impose le sujet sans prévenir l'Élysée. Éric Besson, secrétaire d'État au numérique, tente de temporiser : « Le président est-il au courant ? ». Mais le Premier ministre « balaye la question et impose son agenda ». Quelques mois plus tard, un événement fortuit – Sarkozy terrassé par un malaise vagal lors d'un jogging – offre une fenêtre d'opportunité que Fillon et ses alliés saisissent pour « verrouiller définitivement le dossier ».
La licence sera finalement attribuée à Free Mobile en décembre 2009. Une victoire qui dit tout de Niel : non pas un politicien, mais un stratège qui utilise la politique comme d'autres utilisent les échecs - avec patience, vision et un sens aigu du moment opportun. Le pouvoir comme moyen, jamais comme fin. Du moins, pas encore.
La scène et le pouvoir
L'Olympia, septembre 2023. La salle mythique qui a vu défiler les plus grands artistes français accueille ce soir un spectacle d'un genre nouveau. Sous les projecteurs, Xavier Niel, jean et chemise sombre, raconte sa vie comme d'autres chantent leurs amours perdues. Dans la salle, la crème de la tech parisienne, des journalistes et quelques politiques venus observer le phénomène. Sur les réseaux, l'événement fait jaser : un milliardaire qui monte sur scène, est-ce du théâtre, du marketing ou... de la politique ?
En coulisses, Une sacrée envie de foutre le bordel trône sur les présentoirs. Ce livre n'est pas un énième récit entrepreneurial où l'auteur se gargarise de ses succès. C'est un objet hybride, inclassable, qui ressemble davantage à une profession de foi qu'à des mémoires d'homme d'affaires. Sur la couverture, le regard de Niel fixe l'horizon, comme s'il voyait quelque chose que nous ne distinguons pas encore.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi lui ? Xavier Niel n'a besoin ni de notoriété supplémentaire, ni d'argent frais, ni de conseils en image. Sa discrétion légendaire a fonctionné pendant des décennies comme un amplificateur paradoxal de sa puissance. L'homme qui préférait les coulisses aux plateaux télévisés choisit soudain la lumière crue des projecteurs.
Sur scène, il déploie un storytelling parfaitement calibré : « Je suis le plus grand loser de la Terre », lance-t-il avec une autodérision calculée qui déclenche les rires de l'assistance. Puis il raconte sa capacité à transformer les échecs en succès, les obstacles en tremplins, les rejets en motivations. Un récit de résilience qui n'est pas sans rappeler ces héros politiques américains, ces self-made men qui transforment leur biographie cabossée en argument électoral.
Entre deux anecdotes entrepreneuriales, Niel esquisse une vision pour la France : innovation, éducation, financement des startups... Puis vient cette phrase, glissée comme en passant, mais qui résonne comme un programme : « Parce que l'État n'a plus d'argent, mais, moi, j'en ai, je pense qu'investir dans un truc comme l'École 42, c'est en faire bon usage. » Théorie du ruissellement ? Philanthropie de substitution ? Ou préfiguration d'une gouvernance où l'État déléguerait certaines de ses missions régaliennes à des entrepreneurs éclairés ?
À l'Olympia ce soir-là, personne ne parle ouvertement de politique. Mais l'atmosphère en est imprégnée, comme ces parfums subtils qui vous enveloppent sans que vous puissiez en identifier précisément la source. Les spectateurs repartent avec une impression étrange : celle d'avoir assisté non pas à la promotion d'un livre, mais à l'acte fondateur de quelque chose qui n'a pas encore de nom.
Le duel des mondes
« On va régler ça au Lidl. »
La phrase fait mouche, ricochet sur les réseaux sociaux, rebond dans les médias. Face aux attaques d'Elon Musk qui exhume sa vieille affaire judiciaire, Niel répond par une pirouette à la française, mêlant ironie populaire et détachement aristocratique. Derrière l'anecdote savoureuse se joue pourtant un affrontement qui dépasse largement la querelle d'égos : c'est le choc de deux visions du monde.
Tout a commencé sur le plateau aseptisé des 4 Vérités de France 2. Dans ce studio où défilent habituellement ministres et présidents, Niel qualifie Musk de :
« Plus grand entrepreneur du monde, mais c'est aussi, parfois, un connard ».
La réplique fuse sur X racheté par le milliardaire américain.
« Ce type a été envoyé en prison pour être un véritable proxénète avec un groupe de prostituées ! Laissez-moi rire. »
Une scène presque shakespearienne où deux titans s'affrontent à coups de tweets et de formules assassines. Mais derrière ce théâtre médiatique, un jeu bien plus profond se dessine : Niel se positionne comme le champion d'une vision européenne face à l'ultralibéralisme américain incarné par Musk.
Dans le domaine brûlant de l'intelligence artificielle, Niel co-fonde Kyutai, une initiative européenne ouverte et souveraine. En face, OpenAI et ses modèles propriétaires, soutenus par Microsoft, représentent une approche où la technologie est concentrée entre quelques mains privées. Sur les télécommunications spatiales, Starlink de Musk déploie ses satellites sans considération des frontières nationales, tandis qu'Iliad de Niel s'inscrit dans un cadre réglementaire qu'il cherche à faire évoluer, non à ignorer.
Plus fondamentalement, ce sont deux philosophies politiques qui s'affrontent : le libertarianisme radical de Musk, où l'État n'est qu'un obstacle à abattre sur la route de l'innovation, contre une vision plus équilibrée où l'initiative privée coexiste avec une forme de régulation intelligente.
Ce duel orchestré par Niel n'a rien de fortuit. En choisissant de se mesurer à l'homme le plus riche du monde, il s'élève symboliquement à son niveau. En défendant un modèle européen face à l'hégémonie américaine, il se place sur un échiquier politique bien plus vaste que celui des télécoms français. Une façon de tester sa popularité et de préparer le terrain pour des ambitions plus concrètes ? Difficile de ne pas y voir un calcul politique, d'autant que l'affrontement intervient dans cette séquence où Niel semble sortir progressivement de sa réserve habituelle.
L'échelon parisien
Paris, février 2024. La ville est en pleine effervescence à l'approche des élections municipales de 2026. Dans les arrondissements, les candidats potentiels s'agitent, les alliances se nouent et se dénouent. Et dans ce brouhaha politique, une phrase de Xavier Niel continue de résonner :
« J'adore ma ville. Je trouve que le maire, c'est celui qui a la proximité, qui est au contact des Français. »
Ces mots, prononcés sur BFMTV avec ce mélange caractéristique de détachement et de précision calculée, ont fait l'effet d'une bombe dans les cercles politiques parisiens. L'entrepreneur n'a fait aucune déclaration de candidature, mais la possibilité même qu'il s'intéresse à la mairie de Paris a suffi à rebattre les cartes d'un jeu qui semblait déjà figé.
Station F se dresse désormais dans le 13e arrondissement comme la préfiguration concrète de sa vision pour la capitale : un lieu où l'innovation est reine, où les frontières entre public et privé s'estompent, où le monde entier vient puiser l'inspiration. Ce gigantesque campus de startups installé dans l'ancienne Halle Freyssinet n'est pas qu'un investissement immobilier – c'est un manifeste architectural, une déclaration d'intention, presque un programme politique.
Derrière lui, Jean-Louis Missika, l'ancien adjoint à l'urbanisme qui a co-écrit son livre, opère comme une interface discrète avec le monde politique parisien. Celui qui a façonné une partie du visage de la capitale sous les mandatures d'Anne Hidalgo connaît les rouages de la ville mieux que personne. Une ressource inestimable pour qui voudrait s'y aventurer.
Mais la mairie de Paris est-elle vraiment l'objectif de Niel, ou simplement une étape, un laboratoire à échelle réduite, un terrain d'expérimentation avant des ambitions plus vastes ? En politique, les ambitions municipales servent parfois de rampe de lancement pour des trajectoires nationales. Emmanuel Macron n'a-t-il pas lui-même envisagé un temps la mairie de Paris avant de viser plus haut ?
Les mots de Niel « Pourquoi pas, un jour, dans vingt ans, quand je serai vieux et que j'arrêterai les télécoms » semblent repousser cette échéance à un horizon lointain. Mais en politique comme en affaires, le temps peut s'accélérer brutalement quand les circonstances l'exigent. Et l'homme qui a transformé les télécoms français en quelques années seulement n'est pas du genre à attendre passivement que le fruit soit mûr pour le cueillir.
La République des entrepreneurs
En février dernier une étude signée Frst arrive discrètement dans quelques boîtes mail de décideurs français. Son titre, sibyllin pour le grand public mais révélateur pour les initiés : « Un entrepreneur Président ? L'appétence des Français pour la candidature d'un entrepreneur lors de l'élection présidentielle ».
Dans les couloirs feutrés du pouvoir, les résultats étonnent. Sur les six noms testés – Michel-Édouard Leclerc, Bernard Arnault, François-Henri Pinault, Vincent Bolloré, Stanislas Niox-Chateau et Xavier Niel – c'est ce dernier qui présente le profil le plus consensuel, capable de séduire aussi bien à gauche qu'à droite. Une perle rare dans un paysage politique fragmenté comme jamais.
La France de 2025 est un pays en pleine recomposition politique. À gauche, c'est la cacophonie malgré les tentatives d'union ; au centre, les héritiers potentiels de Macron s'entre-déchirent dans une guerre de succession non déclarée ; à droite, c'est le désert ; à l'extrême-droite, Jordan Bardella s'impose avec une inquiétante facilité. Un vide béant s'est créé au cœur de l'échiquier politique français.
Le lendemain de la publication de cette étude, Pierre-Édouard Stérin, le puissant patron d'Otium, publie sur LinkedIn la composition de son gouvernement idéal. Au poste de Premier ministre, un nom : Xavier Niel. La proposition pourrait sembler anecdotique, mais elle émane de celui qui pilote le mystérieux « Projet Périclès », cette initiative visant à soutenir financièrement des candidats d’extrême droite aux prochaines échéances électorales.
L'histoire récente a montré que le passage du monde des affaires à celui de la politique était non seulement possible, mais parfois triomphal. Des hommes qui, comme Niel pourrait le faire, ont transformé leur notoriété économique en capital politique, leur succès en légitimité démocratique.
La différence avec Niel ? Une image moins clivante, une approche plus technocratique, une capacité unique à séduire au-delà des cercles traditionnels. L'homme qui a convaincu des millions de Français de changer d'opérateur téléphonique pourrait-il les convaincre de lui confier les clés du pays ? fédérateur
La droite traditionnelle se cherche encore ;
Le centre macroniste s'interroge sur sa succession ;
La gauche est en plein implosion ;
L'extrême droite se normalise avec Jordan Bardella.
À l'international, les exemples ne manquent pas : de Silvio Berlusconi à Donald Trump, en passant par Michael Bloomberg, nombreux sont les hommes d'affaires qui ont transformé leur notoriété économique en capital politique. La différence est peut-être que Niel cultive une image moins clivante et plus technocratique que ses homologues.
⚡And now, ladies and gentlemen…
À une époque du rejet des élites et surtout de la classe politique, Niel a tout pour y aller.
Il est brillant ;
Il a bonne réputation ;
Il a un profil différent ;
Il a beaucoup de soutiens ;
Il saura s'entourer de techniciens de la politique ;
Et surtout : il a le champ libre et deux ans pour s'organiser.
Est-ce une bonne chose ? Aucune idée. Les techniciens élus ne font pas forcément de bons politiques : des exemples et contre exemples existent. Mais l'histoire s'écrit avec des surprises et du changement, et Xavier Niel incarne parfaitement cela.
La trajectoire rappelle celle d'un certain Emmanuel Macron, qui préparait son entrée en politique alors même qu'il servait encore François Hollande. Comme lui, Niel semble avoir compris que les partis traditionnels sont désormais des boulets plutôt que des tremplins. La différence ? Niel apporterait l'aura du créateur, du bâtisseur, de l'homme qui a transformé un secteur entier de l'économie française. L'un était perçu comme un produit du système ; l'autre se présenterait comme celui qui l'a toujours combattu de l'extérieur.
Les motivations qui pourraient le pousser sont multiples : laisser une trace indélébile dans l'Histoire, au-delà de la révolution des télécoms. Réparer un système dont il connaît par cœur les pesanteurs administratives et les blocages bureaucratiques. Saisir une opportunité historique rare où les planètes s'alignent. Ou peut-être goûter enfin au pouvoir direct, celui qui permet non plus d'influencer les décisions mais de les prendre soi-même.
Sa vision hybride de l'État – « Parce que l'État n'a plus d'argent, mais, moi, j'en ai, je pense qu'investir dans un truc comme l'École 42, c'est en faire bon usage » – pourrait séduire au-delà des clivages partisans. Une troisième voie pragmatique, ni libéralisme débridé, ni étatisme traditionnel.
Cette mutation du statut d'influenceur à celui d'acteur direct n'a pourtant rien d'évident ni d'automatique. Le chemin qui mène des conseils d'administration aux conseils des ministres est semé d'embûches. La popularité d'un entrepreneur disrupteur ne se traduit pas mécaniquement en bulletins de vote.
Mais la véritable question n'est pas de savoir si les Français sont prêts à élire Niel, ou même s'il ferait un bon président. Non. La vraie question qui me taraude : en a-t-il seulement envie ?
Parce qu'objectivement, il n'a pas grand-chose à y gagner. Devenir politique de premier plan, c'est entrer dans une machine à détruire les images : quoiqu'il fasse, il finira haï par une partie de la France, dans un débat public où la nuance a disparu depuis longtemps. Il devra aussi composer avec un appareil politique allergique aux outsiders. Si Macron, avec tout son pedigree énarque, a dû batailler, imaginez un entrepreneur. La France n'est pas vraiment le pays du compromis, plutôt celui de la résistance passive. Et puis, contrairement à Musk qui adore se créer des problèmes, Niel serait confronté à un enchevêtrement inextricable de conflits d'intérêts. Comment concilier son empire économique avec les exigences de la fonction présidentielle ? Un dirigeant politique qui nomme les régulateurs des secteurs où il a fait fortune représente l'antithèse du modèle républicain français.
Alors, franchement : en a-t-il vraiment envie ? Troquer le confort feutré des conseils d'administration contre les estrades précaires des meetings ? Échanger l'admiration unanime du monde économique contre les critiques permanentes des médias et de l'opposition ? Abandonner le pouvoir de l'ombre qu'il maîtrise à la perfection pour le pouvoir exposé qu'il n'a jamais connu ?
L'ambiguïté soigneusement entretenue par Xavier Niel pourrait bien être la dernière étape avant son entrée sur la scène politique : attendre, observer, puis choisir le moment précis pour apparaître comme l'homme providentiel qu'une France en plein désarroi politique attend désespérément. Peut-être que la véritable question n'est plus si Xavier Niel franchira le pas, mais quand il estimera que le moment est venu.
Parce que si je divague ici pendant des lignes et des lignes, à parfaire mon biais de confirmation avec tous les signaux qui vont dans ce sens, peut-être que ses ambitions sont ailleurs.
L'Europe, qui peine à faire émerger ses champions technologiques face aux géants américains et chinois, pourrait offrir un terrain d'action plus adapté à son profil. Une ambition à plus grande échelle, mais sans les inconvénients d'une exposition politique directe. Ce positionnement lui permettrait d'influencer les politiques d'innovation et de régulation numérique à l'échelle continentale, un enjeu peut-être plus crucial pour son univers que les querelles hexagonales.
Ou plus simplement, son ambition pourrait être ailleurs : transformer radicalement l'éducation à l'échelle mondiale, en s'appuyant sur le succès de l'École 42. Une révolution silencieuse mais profonde, plus alignée avec sa vision d'entrepreneur-philanthrope que les joutes politiciennes. Ou peut-être – et c'est l'hypothèse que je préfère – qu'il s'amuse simplement à nous faire parler. Après tout, quand on a son niveau de fortune, on peut aussi se payer le luxe de faire jaser.
Quant à savoir ce que Xavier Niel pense réellement de tout ça, laissons-lui le dernier mot, avec sa réponse laconique à ma sollicitation :
« Désolé, ce n'est pas mon truc, mais merci d'avoir pensé à moi »
Suivi de deux points et d’une parenthèse fermée.
Reste à savoir si elle est définitivement fermée.
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Mort en 2024, il a instruit de grandes enquêtes politico-financières dont l'affaire Urba, l'affaire des frégates de Taïwan, l’affaire Kerviel et l'affaire Clearstream 2.
Bon en vrai les juges n’ont pas de marteau en France, c’est une licence poétique.
Le Niel et les abeilles, Society, 27 mai 2016
Xavier Niel, patron préféré des Français, Le Point, 2 février 2014
Le cartel du mobile, Affaires Sensibles, France Inter
Investir partout et prier
Station F décryptée par les entrepreneurs, Amélie Moynot, Be A Boss, 23 novembre 2017
Série Les secrets de Xavier Niel, Mediapart, janvier 2016