💥 Ledger : la grande famille ébranlée
Retour sur le violent enlèvement d'un des (discrets) cofondateurs
Bonjour à tous,
J’avoue avoir longuement hésité à publier cette newsletter, et c’est d’ailleurs pourquoi elle est finalement sortie ce dimanche, au lieu de samedi. Déjà parce que les faits divers ne sont pas vraiment ma spécialité, mais surtout, quand je traite ici de sujets tech ou de finance, ce n’est jamais sous l’angle personnel des fondateurs ou des responsables.
Mais l’enlèvement violent de David Balland, cofondateur de Ledger, a été largement médiatisé, il s’est terminé (à peu près) bien, plusieurs protagonistes ont pris la parole sur le sujet, et il arrive dans un contexte un peu particulier. Parce que depuis le dénouement, plusieurs acteurs crypto ont révélé avoir subi des pressions, et d’autres faits divers semblent lui faire écho. De quoi se poser la question d’un problème possiblement plus large. Et donc confirmer qu’il y avait matière à enquête.
Note : plusieurs passages sont volontairement flou afin de ne pas parasiter l’enquête en cours ou dévoiler des éléments trop précis, ni compromettre une ou plusieurs sources.
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Une startup très Cher
Pour ma part, l’histoire commence le mardi 21 janvier. Une source au sein d’un milieu police-justice à Paris me demande si je connais Ledger, et m’informe qu’un des patrons aurait été enlevé dans la journée. Si je n’avais jamais été en contact avec cette personne, j’avoue que j’aurais conclu à un fake, d’autant que je ne trouve pas la moindre trace en ligne. Mais avant de continuer la discussion, il me demande de n’évoquer l’affaire sous aucune forme que ce soit avant son dénouement.
À ce stade, et sans doute comme beaucoup, j’ai pensé au très médiatique Eric Larchevêque.
Parce qu’avant d’être jury sur M6 dans Qui Veut Être Mon Associé aux côtés d’Anthony Bourbon, qui a créé Blast pendant l’émission, avec Larchevêque comme égérie, et Tony Parker de la même émission, Larchevêque a surtout été entrepreneur.
En 2014, il crée avec Thomas France La Maison du Bitcoin, qui deviendra un CEX sous le nom de Coinhouse, parmi les tout premiers lieux physiques au monde où acheter du Bitcoin. En 2017, la plateforme, qui a donc changé de nom, rejoint « le groupe Arizen » selon les termes officiels abondement repris, sans que personne ne sache réellement ce qu’est vraiment ce « groupe ». Derrière Arizen, en réalité créé pour l’occasion, se trouve notamment Nicolas Louvet1, ancien partner chez Serena, qui a une longue expérience dans la tech et le VC, et qui est également l’un des tout premiers investisseurs de… Ledger. L’année suivante, Louvet obtient le statut de CIF2 auprès de la CNCIF3 et la fintech devient la première plateforme française régulée par l’AMF4. Deux mois plus tard, sous la pression de nombreux CIF qui se sont plaints auprès de l’AMF et de l’ACPR, la CNCIF fait marche arrière et retire l’agrément, expliquant que l’AMF interdit de ranger la crypto dans les « biens divers », et que donc, un vendeur de crypto-actifs ne pourrait pas être considéré comme CIF. Il faudrait attendre 2019 et la loi Pacte pour que le statut de PSAN5 apparaisse.
Quant à Ledger, c’est en réalité bien plus tôt, en 2011, que la société est créée sous le nom d’Epic Dream, par Larchevêque (95%) et Bruno L., même si l’activité réelle arrive bien plus tard. En 2012, Thomas France entre, puis en 2014, la société fusionne successivement avec Radioceros/ChronoCoin (Joël P., David Balland, Vanessa R.) puis BTChip (Nicolas Bacca, Cédric M., Olivier T.). Ce qui amène à créer ce qui sera le premier produit : le Ledger Nano, qui permet d’avoir un wallet physique pour sécuriser ses cryptos.
À ce moment, il y a donc 10 actionnaires principaux, dont les 8 cofondateurs, dont la plupart sont toujours partie prenante :
Eric Larchevêque : 32% - 12,% (au moment de la série C) - 170M€ (valo au moment de la série C)
Joël P. : 11% - 4% - 56M€
Pascal Gauthier : 9% - 3,5% - 48M€
Nicolas Bacca : 6,5% - 2,5% - 34M€
Cedric M. : 6% - 2,2% - 30M€
Olivier T. : 6% - 2,2% - 30M€
David Balland : 5% - 2,1% - 28M€
Bruno L. : 1,8% - 0,7% - 9M€
Thomas France : 1,8% - 0,7% - 9M€
Vanessa R. : 1,8% - 0,7% - 9M€
Ledger commence alors de nombreux tours pour financer son produit et sa croissance, notamment en 20156 où l’ex-COO de Criteo Pascal Gauthier (qui a participé à l’IPO au Nasdaq de la startup) entre au capital et au board, puis 7M€ en 2017 lors d’un tour à 7M€ leadé par Maif Avenir7, puis 75M€ en 20188, ce qui permet de relocaliser la production dans une usine à 10M€, à Vierzon.
Le choix de la ville n’est pas un hasard. Larchevêque habite là, Joel P. n’est pas loin, Balland aussi.
En 2019, Ledger fait face à la chute du Bitcoin, ses ventes affichent -50% et l’entreprise doit licencier 10% des effectifs9. De plus en plus contesté, Larchevêque subit la fronde de son board, et notamment celle du DG qu’il a lui-même nommé pour l’épauler, Pascal Gauthier.
Le problème est en réalité plutôt classique : Ledger a levé beaucoup, a recruté cher, et le moindre hic dans la croissance fait que le burn devient complètement déconnecté du CA. Le produit est là, fonctionne, mais plus personne n’en veut, parce que le marché crypto s’effondre. La restructuration est actée et commence une guerre entre Gauthier et Larchevêque qui veulent se faire sortir l’un l’autre.
Larchevêque pense tirer sa légitimité du fait qu’il est cofondateur, Gauthier pense tirer sa légitimité de ses expériences, et surtout du board. Qui de toute façon a le dernier mot. En réalité, à ce moment précis, tout est déjà acté. Les errements de Larchevêque avaient déjà convaincu le board depuis un moment qu’il fallait le sortir, et plus personne ne croyait à sa vision. Alors que Gauthier, lui, est un fin connaisseur du système et de la politique, avait pris une grosse avance.
Les nombreuses levées font que Larchevêque n’est plus majoritaire et que le pacte d’associés ne lui donne plus de latitude, d’autant que ses cofondateurs ne le soutiennent pas vraiment non plus. Ce que résume un early-investor :
« Legder a commencé a bien marché quand Larchevêque est parti »
How crual.
En 2021, la série C de Legder leadée par 10T10 affiche une valo à 1,5G$, suivie par une nouvelle levée à 100M€11 mais sur une valo de seulement 1,4G$ au Q1 2023. En tout cas, selon les chiffres annoncés dans la presse. Parce que selon des documents internes, les valos et les montants sont assez différents.
Seed (2012) : 80K$ (montant levé) - 280K$ (valo)
Serie A (2015) : 1,3M$ - 3,6M$
Serie B (2017) : 5M$ - 14,4M$
Serie Bb (2017) : 55M$ - 196M$
Serie Bc (2019) : 1,6M$ - 198M$
Serie C (2021) : 143M$ - 1G$
Au moment de la série C, 9’100 options sont accordées à Pascal Gauthier (8M€), et 4 cofondateurs cashoutent : Thomas France et David Balland (4,5M€), Joel P.12 (5,3M€), Cedric Mesnil (890K€). Les cofondateurs/employés détiennent alors 31% du capital.
Juste après la série D, l’entreprise doit supprimer à nouveau 12% des effectifs alors que le marché des cryptos est au plus bas. Mais elle s’affiche toujours régulièrement dans la presse spécialisée et grand public, à la fois comme une référence mondiale en crypto, mais également au sein de la French Tech.
🥶7°2 le matin
Ce n’est donc pas pour rien que l’histoire du jour se déroule à Vierzon. Une grosse partie des cofondateurs n’a plus de rôle opérationnel, mais reste très liée à l’entreprise. Et entre eux. Si Louvet est toujours à la tête de Coinhouse, Larchevêque, comme on l’a vu, n’est ni dans l’un ni dans l’autre, et se consacre plutôt à sa propre image, vendant notamment ses conseils. Son passage sur M6 lui permet une belle exposition médiatique, qui, d’ailleurs, agace beaucoup de proches de l’entreprise qui l’accusent en off de refaire un peu l’histoire à sa sauce, notamment sur son rôle dans le succès et Ledger, et son départ. Un early-investor le qualifie même de « wannabe Niel », notamment lorsque je lui parle d’ALGOSUP, l’école de développement qu’il a cofondée à Vierzon, ou le B³ Village by CA, un incubateur de startups dans la même ville, porté par le Crédit Agricole.
Thomas France est lui resté au board, mais a quitté ses fonctions opérationnelles en 2019 pour se consacrer à ses activités de VC. Nicolas Bacca a lui quitté l’entreprise fin 2023 pour co-diriger Le Centre à Marseille avec Joël P.. Ils ont été rejoints par la très discrète Vanessa R., passée par le marketing et la communication de Ledger, puis par Orcel, le studio de David Balland qu’elle a quitté en 2024.
Mais tous sont très proches de cette petite ville de province (et les uns des autres) qui s’est donc agitée il y a quelques jours.
Le mardi 21 janvier, très tôt, plusieurs hommes armés entrent dans la propriété de David Balland et Amandine, sa compagne, située dans la banlieue sud de Vierzon. Méthodiques, les hommes séparent les époux et les embarquent. David Balland se dirige vers Châteauroux, à environ une heure de route, tandis que sa femme est retenue en banlieue sud de Paris, et est plusieurs fois déplacée.
Selon une source policière, l’objectif n’était probablement pas de soutirer des fonds à Balland, mais plutôt à ses proches professionnels. Attiré par les cryptos des fondateurs ? Par la valeur supposée et la richesse de Ledger ? Aucune idée, à ce stade.
À peine arrivé sur les lieux de séquestration, un des ravisseurs sectionne un des doigts de Balland, tandis qu’un autre filme la scène. Un premier message indiquant que Balland a été capturé est envoyé à Larchevêque. Puis il reçoit une atroce vidéo montrant la mutilation de Balland, avec un message exigeant un peu plus de 10M€ en Bitcoin.
Très rapidement, Larchevêque, sidéré, contacte les autorités. Le parquet de Bourges est saisi et ouvre une information judiciaire pour « enlèvement et séquestration en bande organisée pour obtenir l'exécution d'une condition ». L’affaire paraissant très sérieuse, il se dessaisit finalement au profit de la JIRS13 de Paris qui entame rapidement des négociations avec les ravisseurs. Dans le même temps, les sections de recherches de Bourges et de Paris sont saisies, ainsi que l’Unité nationale cyber de la Gendarmerie Nationale. Le GIGN de Tours, rejoint par celui de Versailles-Satory, se tient prêt à intervenir sur la zone.
Le nombre d’intervenants fait que l’information fuite dès le mardi après-midi. Localement d’abord, parce qu’un important déploiement de forces de l’ordre a lieu autour de la maison des victimes et dans Vierzon. Mais rapidement, plusieurs sources parisiennes évoquent le nom de Ledger, en demandant un silence absolu en échange de l’information. Presqu’immédiatement le lien Ledger/Vierzon est fait et le nom d’Eric Larchevêque circule à cause d’une mauvaise interprétation. Pourtant, les mêmes sources reviennent au front, à plusieurs reprises, demandant explicitement à plusieurs médias (dont Zero Bullshit), de ne pas ébruiter l’information.
Mais mardi soir, dans la nuit, Antoine Bailleron et Geoffroy Jeay du Berry Républicain14 décident de publier la nouvelle, également relayée dans L’Écho Républicain, visiblement avec l’aval du parquet local. À ce moment-là, ma source parisienne fulmine.
« C’est complètement dingue, et complètement inconscient. Depuis l’histoire de l’assaut de l’Hyper Cacher [Note de moi : où BFM TV avait révélé l’emplacement des personnes cachées] je pensais que plus personne n’oserait faire ça. Les journalistes ont carrément donné la ville de l’enlèvement, l’adresse d’une intervention, puis le nom de la victime. »
À titre personnel, j’avoue ne m’être même pas posé la question d’en parler, et à ce stade, au moins quatre rédactions qui avaient également l’information ont décidé de ne pas publier.
Ce n’est que quand l’information de la libération de David Balland et de sa compagne sera confirmée le jeudi un peu avant midi, que la plupart des médias publieront les articles déjà prêts.
Raid dingue
En réalité, si l’info s’ébruite localement, c’est parce que plus de 200 personnes sont en train de circuler, dans les rues et dans les airs, pour glaner des renseignements dans la maison du couple, auprès des voisins, etc. Quand le parquet de Bourges se dessaisit après quelques heures, les gendarmes locaux étaient déjà en train d’exploiter toutes les vidéosurveillances à disposition. L’arrivée de la JIRS permet des investigations numériques poussées.15
Les heures sont longues. La situation n’évolue que sur un coup de chance. Alors que le Berry Républicain vient de lâcher l’info, la BAC16 de Bourges contrôle un homme suspect dans une voiture. Les plaques ne correspondent pas, la voiture est volée. En ouvrant le coffre, les policiers voient d’autres plaques. L’homme est interpellé et placé en garde à vue.
Le lien n’est pas fait immédiatement. Mais très tôt le lendemain matin, la police découvre la fameuse vidéo envoyée à Larchevêque et contacte immédiatement la gendarmerie en charge de l’enquête après qu’un OPJ ait tilté.
L’exploitation du GPS permet de trouver une adresse, proche de Châteauroux.
Située un peu à l’écart du centre de Montierchaume, Le Cabaret Paisible, c’est le nom de la villa, appartient à un entrepreneur du Pays Basque qui l’a acquise il y a quelques années et l’a mise en gestion dans la conciergerie Galilé, qui opère surtout à Châteauroux et Vierzon. L’agence gère une cinquantaine de propriétés, principalement des résidences secondaires. Présente sur Airbnb, la villa a été louée par Aurélie B., la seule femme de la bande (pour le moment), pour 5 nuits. Puis elle a été investie le lundi via un système automatique de boîte à clé.
Mercredi matin, le GIGN se prépare à intervenir. La situation est très tendue parce que si les dernières infos tendent à montrer que ceux qui retiennent Balland ne sont pas de grands criminels, l’organisation générale laisse à penser à des personnes violentes et organisées.
L’intervention est musclée mais permet de délivrer Balland, alors gardé par deux hommes, immédiatement interpellés. Balland est lui transféré à l’hôpital pour être soigné.
Le procès verbal de la première audition, rapide, des hommes, semblent indiquer qu’ils sont des exécutants, et non les cerveaux. Et qu’ils n’ont aucune idée d’où est Amandine, ce qui amène les enquêteurs à penser que la bande est particulièrement organisée, bien que les interpellés ne sont pas connus pour être proches du banditisme, ou pour ce type de faits. Le soir même, un homme est interpellé alors qu’il se rend dans la villa.
« C’est précisément pour ça qu’on ne voulait pas la moindre fuite. Si l’homme avait vu un article, il ne serait jamais revenu, indique une source parisienne. »
L’échec de l’opération (pour les ravisseurs), et sa désormais médiatisation, fait courir un risque élevé à Amandine, toujours introuvable. Le parquet ne communique évidemment pas sur l’information, mais une des deux adresses perquisitionnées à Vierzon (quai d’Yèvre, puis quai du Cher) est photographiée dans la presse locale. L’une est un bâtiment supposément abandonné, l’autre est la résidence principale officielle d’un des suspects.
Mais jeudi, une information liée à une exploitation d’un téléphone amène les enquêteurs à se pencher sur Étampes. Le GIGN est dépêché, et Amandine est finalement retrouvée ligotée dans une camionnette stationnée dans un parking du centre-ville. Vivante.
Six nouvelles personnes sont interpellées, déjà connues pour être liées au trafic de stupéfiants en région parisienne. Mais qui ne semblent toujours pas être les commanditaires.
Jeudi soir, le parquet de Paris fait une conférence de presse, alors que la suite de l’enquête a été confiée à la Junalco17 et remercie notamment les journalistes qui « ont bien voulu maintenir le silence sur les faits » dans un « souci de la préservation de la vie humaine ». Du côté de Ledger, aussi, on s’autorise à communiquer.
Eric Larchevêque a exprimé sur X sa « profonde joie » avec la libération de son « ami et associé David, ainsi que sa femme », quand Pascal Gauthier partage « l'émotion des membres » de Ledger.
Larchevêque est par ailleurs intervenu dans la matinale de RTL (Groupe M6) le 29 janvier. Avec M6, la radio avait été l’un des tout premiers médias à sortir l’information.
« Il n'a pas été détruit par cette affaire qui a été évidemment très difficile. C'est quelqu'un qui est très gentil, très drôle, très discret, qui ne s'affiche absolument pas sur les réseaux. Ce n'est pas quelqu'un qui flambe malgré sa réussite. […] Il veut juste vivre normalement. »
Larchevêque devait également s’exprimer dans La Grande Semaine sur M6 le 1er février18.
Quant à David Balland, il n’a pas trahi sa réputation d’homme au sens de l’humour exacerbé, et a mis à jour son compte Instagram personnel avec comme bio :
🏆 Kidnapping Awards 2025
🖐️ Fingers: 9/10
Opération Tonnerre
S’il est coutume de dire que personne ne paie de rançon, c’est en réalité toujours une posture, j’en avais déjà parlé ici. La vidéo amène immédiatement les enquêteurs, et les deux négociateurs en charge du dossier, à qualifier les ravisseurs de déterminés. L’autorisation est donc donnée de procéder à un paiement dès le premier jour.
À ce stade, l’enquête n’a pas encore permis de déterminer la raison du choix de la cible, mais la demande de rançon en crypto permet de comprendre un peu les motivations. Peut-être ont-ils cru que tout ça resterait anonyme et qu’ils n’auraient même pas besoin de blanchir les fonds.
Sauf que… quoi qu’on pense de Ledger ou des cryptos, ses fondateurs sont des gens particulièrement brillants, intelligents et experts dans leur domaine. Et notamment Nicolas Bacca, qui a oublié d’être con.
Larchevêque était d’accord pour contribuer, mais n’avait pas de liquidités rapidement disponibles. Un cadre dirigeant de Ledger accepte lui d’envoyer 400 ETH (1,2M€) pour calmer les ravisseurs. Plusieurs autres virements suivront, pour obtenir des preuves de vie, pour un montant total de près de 3M€, selon un proche du dossier, propos confirmés par d’autres19.
Mais Bacca se pose une autre question : comment faire en sorte que les fonds soient envoyés… mais puissent être gelés. Ce qu’il explique longuement à The Big Whale :20
« Mon objectif était de créer un dispositif prêt à être activé pour envoyer simultanément des demandes de gel à toutes les plateformes possibles en quelques minutes, et non en quelques heures. »
Une équipe se constitue autour de Bacca et de Sarah Compani d’Aleph Avocats21. Si le cabinet n’est pas vraiment une référence en matière de pénal, elles (les 3 associées sont des femmes) ont accompagné plusieurs acteurs de la crypto, notamment sur l’enregistrement PSAN, et conseillent notamment Consensys… ou Tether, dont le patron Paolo Ardoino va personnellement intervenir. La communauté SEAL 911 de Security Alliance est de la partie, et une bonne partie des exchanges sont mis dans la boucle. Plusieurs experts blockchain, dont un ex-développeur de SushiSwap, épaulent Bacca dans une boucle Telegram.
Dès le mardi soir, un des wallets des ravisseurs est blacklisté par USDT2223.
Une fois les 400 ETH reçus, la quasi totalité a été swappée en USDT via TrustWallet, plateforme totalement décentralisée, ne demandant pas de KYC. 210K USDT partent alors sur KuCoin, 112K USDT sur Binance, et 640K sur un autre wallet.
Compani, qui avait été alertée en amont par Bacca demande alors le gel aux plateformes. Selon un spécialiste de la conformité, vu les montants il y avait peu de chance que ça passe.
« KuCoin et Binance sont des plateformes avec KYC. Soit ils sont vraiment débiles, soit ils ne connaissent vraiment rien aux cryptos. Ou alors ils sont très malins et ont réussi à hacker des comptes qui ne sont pas à leur nom. »
Après quelques heures, tous ces fonds sont gelés et les commanditaires, particulièrement actifs, ne peuvent plus faire de mouvement. Une partie des fonds sont alors convertis en Solana, via MEXC et FexFloat24. 250 SOL sont alors à nouveau gelés très rapidement, grâce au travail de Compani, en lien direct avec le procureur, qui envoie les réquisitions à la chaîne aux plateformes.
Seuls 40 ETH (122K€) pourront être cashout vers un wallet dont l’activité semble indirectement localisée au Maroc. Quant aux fonds gelés, ils sont à ce stade saisis par la justice dans le cadre de l’enquête.
L’année dernière, Tether avait déjà gelé des fonds volés lors d’un exploit dans Ledger25.
La petite maison dans la campagne
L’enquête elle, ne fait que commence. La maison, qui était à vendre depuis six mois, et dont une promesse de vente devait être signée, a été placée sous scellés, le temps de l’enquête et notamment pour la police puis faire des relevés.
Valentin Simonnet, l’avocat du propriétaire, parle de « minimum 6 mois voire 2 ans avant d’accéder à [la] propriété »26, et va entamer une demande d’indemnité à l’État et à Booking, arguant que la carte bancaire utilisée n’était pas au nom de la locataire et qu’aucun contrôle n’avait été fait. Sous couvert d’anonymat, un cadre de Booking m’a indiqué que l’entreprise contesterait sa responsabilité, que son service juridique travaillait déjà sur le sujet, et que son assureur, Zurich Insurance Company Ltd, avait été prévenu.
« En tout état de cause, l’assurance responsabilité civile ne couvrira pas les dommages ni au propriétaire, ni à la victime. Quant à la garantie sur les dommages, elle exclue sans ambiguïté les activités criminelles, et le litige sera entre le propriétaire et le locataire, pleinement identifiable. »
Quant au propriétaire, impossible à ce stade de chiffrer son préjudice entre les dommages dus à l’intervention du GIGN (porte cassée, vitres brisées, mobilier endommagé), à l’absence d’entretien pendant des mois, et à la perte d’activité (environ 2 500€ / mois).
Misery
Alors que je finissais cette newsletter, le JDD révélait un autre enlèvement d’un entrepreneur crypto à Troyes, dont le nom n’a pas été révélé27 qui a eu lieu le vendredi 24 janvier. L’homme de 30 ans, victime d’un guet-apens, a été séquestré dans un pavillon et une rançon de 20’000€ a été demandée. La victime a réussi à prévenir un proche et la police est intervenue rapidement.
Le mois dernier en Belgique, c’est la compagne de Stéphane Winkel, vendeur de formation autoproclamé millionnaire crypto, qui avait été kidnappée et libérée après une course-poursuite sur l’autoroute.
Interrogé par Le Parisien28 à l’occasion de l’affaire Balland, Owen Simonin (Hasheur) a raconté avoir été braqué chez lui avec une arme en 2022, l’obligeant depuis à prendre plus de précautions.
Alexandre Stachtchenko, figure du web3 et directeur de la stratégie de Paymium, explique sur France Inter29 également avoir mis en place des mesures de sécurité, et ajoute même :
« On sait qu’on est la cible. On espère qu’on aura une ambiance autour de ça qui va changer. Depuis quelques années, quand on parle des cryptos, c'est pour parler soit de criminalité soit d'un casino où on gagne plein d'argent. »
Même histoire au Mans juste avant Noël, quand la famille d’un influenceur crypto, qui étale son argent en permanence pour vendre des formations, a été retrouvée ligotée, après avoir été enlevée à 600 km de là, dans l’Ain30. L’influenceur de 35 ans avait immédiatement alerté la police, permettant de retrouver sa mère et sa sœur, mais pas son père, qui est retrouvé au Mans le 2 janvier.
De quoi se poser la question d’une éventuelle lame de fond. Certains ont même fait un lien entre les propos de politiques et le débat médiatique sur les cryptos, et le fait que certains entrepreneurs auraient « une cible » sur eux.
Certes, les chiffres des enlèvements violents ont augmenté de 8 % selon les chiffres du ministère de l’intérieur. Mais l’immense majorité sont commis par des jeunes, parfois mineurs, et visent des personnalités, ce qui rend les faits plus médiatisés. À tout ça, on peut ajouter le fantasme de l’argent facile ou des cryptos, surtout quand les victimes étalent une apparente richesse dans des interviews ou sur les réseaux sociaux.31
Pourtant, selon une source policière qui connaît bien le dernier dossier, ces affaires pourraient être très différentes. Parce que Djordje Novakovic, connu sous le pseudo SwitzyMyTeam ou BeneficeMax, fait partie de ces « entrepreneurs » de Dubaï qui ont fait fortune dans l’affiliation. Leur business ne consiste en rien à investir, mais à animer des comptes X ou Telegram en donnant des « signaux » pour faire des trades, et prendre de grosses commissions sur les dépôts et les transactions. Novakovic fait l’objet de nombreux témoignages sur les réseaux sociaux et achète régulièrement de faux articles pour qu’ils ne remontent pas dans Google32. L’enquête penche actuellement vers un règlement de compte.
Concernant l’affaire troyenne, s’il était question d’une rançon de 20’000€, c’est parce que c’était le préjudice allégué d’un différend entre la victime, vendeur de machines de minage, et ses ravisseurs. Les quatre mis en cause ont été mis en examen, et deux ont été placés en détention provisoire.
Tout est relatif
Quant au rapt de Balland et de sa compagne, l’enquête s’annonce longue. L’information judiciaire comporte à ce jour neuf chefs d’accusation.
A l’issue des gardes à vue, trois personnes ont été totalement mises hors de cause, sept ont été mises en examen : cinq ont été placées en détention provisoire, et les deux autres y sont resté pour préparer leur défense devant le JLD33, mais ils ont également été mis sous écrou. Les charges retenues sont très diverses selon les personnes mais incluent enlèvement, séquestration ou détention arbitraire avec torture ou acte de barbarie. Ils encourent la réclusion criminelle à perpétuité et un million d’euros d’amende.
Les avocats contactés n’ont pas souhaité commenter l’affaire.
Jusqu’ici tous ont répété n’être que des exécutants, rémunérés quelques milliers d’euros, et ne pas connaître le (ou les) commanditaires, ce qui est cohérent au vu des premiers éléments. La plupart déclarent avoir été rémunérés en 1’500 et 3’000€ et recrutés sur SnapChat, Signal ou Telegram.
Mais pour un enquêteur, il paraît « évident » qu’un réseau criminel « organisé et aguerri » est derrière, tant l'organisation est méthodique : chaque membre avait une tâche unique et précise. Par exemple, Le Parisien explique que la femme qui avait loué la maison n’était chargée que de la location et du ravitaillement.34
Pourtant, il faut raison garder.
Malheureusement, l’enlèvement de David Balland n’est pas une pratique nouvelle. Au siècle dernier, les enlèvements des enfants Peugeot, Getty ou Lindbergh avaient déjà largement marqué l’opinion publique, souvent pour des affaires de rançons ou de règlements de compte. Mais on a aussi connu l’enlèvement de la patronne du Grand Hôtel de Cannes, Jacqueline Veyrac. Ou celui du patron de Phonogram, Louis Hazan, enlevé en pleine réunion pour une rançon de 15M frs. Ou encore les 300M frs réclamés pour Luchino Revelli-Beaumont, enlevé devant son appartement rue de la Pompe à Paris, alors qu’il était patron de Fiat, par un groupe d’extrême gauche argentin. Ou l’affaire du baron Empain, dont le doigt avait été envoyé à la police. Etc.
S’il est vrai que la crypto souffre d’un traitement médiatique peu professionnel, c’est en réalité le cas de la plupart des métiers un peu techniques. Même Le Parisien, qui est plutôt sérieux sur ce type d’affaires, a raconté d’énormes âneries sur Ledger lors du podcast consacré à Balland, expliquant par exemple que l’entreprise faisait plus d’un milliard de chiffre d’affaires. Ce traitement amène effectivement pas mal de gens à voir ça comme un truc nébuleux, sombre, qui permet tout et n’importe quoi. Et cela arrange une bonne partie de l’écosystème qui gagne de l’argent sur des promesses de devenir riche, ou vend l’anonymat (pourtant tout relatif) des blockchains comme une solution. Dans une interview à Challenge35, le patron de Chainalysis, Jonathan Levin (qui aurait participé à la traque des fonds, selon mes informations) affirme d’ailleurs :
« L’anonymat n’existe pas. Toutes les transactions sont inscrites de manière permanente sur la blockchain, qui fonctionne comme un grand registre de comptes à ciel ouvert. »
Mais tout comme l’avis de l’écosystème n’est pas unanime, celui des médias et du grand public ne l’est pas non plus.
De la même façon qu’une série d’accidents d’avion ne veut pas dire que l’avion est devenu plus dangereux, il ne faut pas se focaliser sur des faits divers, aussi violents, réels et dommageables soient-ils, pour tirer des conclusions, ou pire, faire sa propre récupération.
Ces affaires ne représentent rien d’autre qu’elles-mêmes. Au pire, sont-elles le reflet d’une société parfois avide, violente et dont certains s’éloignent pour céder à la facilité.
Par respect pour leur intimité, ni David Balland, ni Eric Larcheveque, ni les acteurs directs de l’affaire n’ont été contactés pour confirmer, informer ou s’exprimer.
Ils bénéficient néanmoins d’un droit de réponse, et surtout de rectification, au besoin.
Je m’appelle Benjamin Charles, et je fais du conseil en branding, positionnement et création de contenus pour des entreprises de la finance, de l’immobilier et du web3.
👉 Me contacter, ou répondre à ce post : benj@mincharl.es
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EDIT 02/02/2025 12H20 : corrections orthographiques
EDIT 05/02/2025 : anonymisation des noms des personnes qui ne se sont jamais publiquement exprimés
Louvet détient 59%
Manuel Valente, ex-directeur de La Maison du Bitcoin, actuel directeur scientifique de Coinhouse, 25%
Vincent Renaudineau, 16%
Conseil en investissement financier
Chambre Nationale des Conseillers en Investissements Financiers
Arizen, parent company of Coinhouse, to be the first French cryptoasset platform getting a financial investment advisor license, Fintech Finance News, 6 septembre 2018
Prestataire de services sur actifs numériques
1,5M€ avec XAnge, HiPay, Thibaut Faurès Fustel de Coulanges, Fred Potter, Alain Tingaud Innovations
7M€, serie A, avec Libertus Capital, Digital Currency Group, The Whittemore Collection, Kima Ventures, XAnge, Wicklow Capital, GDTre, BHB NETWORK, Nicolas Pinto
75M€, serie B, avec Draper Associates, Draper Venture Network, Draper Dragon, Cathay Innovation, Korelya Capital, Boost VC, Caphorn, Digital Currency Group, GDTre, Molten Ventures, FirstMark
Avec une extension 18 mois plus tard de 2,9M€ avec Samsung, sur une valo de 290M€
Cryptomonnaies : la pépite française Ledger va couper dans ses effectifs, Raphael Bloch, Les Echos, 10 avril 2019
Avec notamment les historiques Cathay Innovation, Draper Associates, Draper Dragon, Draper Esprit, DCG, Wicklow Capital et les entrants Tekne Capital, Uphold Ventures, Felix Capital, Inherent, Financière Agache (Groupe Arnault) et iAngels Technologies
Avec TGV, DFG, VaynerFund, 10T, Cite Gestion, Caphorn, Morgan Creek Capital Management, Cathay Innovation, Korelya Capital, Molten Ventures, Draper Dragon
Ces chiffres sont ceux pris en compte pour une IPO qui n’a finalement pas eu lieu et pourrait avoir évolué.
Juridiction interrégionale spécialisée
Cryptomonnaies : un des fondateurs de Ledger kidnappé, les enquêteurs s'activent dans le Cher, Antoine Bailleron et Geoffroy Jeay, Le Berry Républiqin, 22 janvier 2025
A ce stade, et pour éviter tout ce qui pourrait nuire à la procédure, je ne diffuserai pas plus d’informations.
Brigade anticriminalité du commissariat
Juridiction nationale de lutte contre la criminalité organisée
L’émission n’avait pas été diffusée au moment de l’écriture
Montant confirmé par Le Parisien qui parle de “un peu moins de 3M€” et par Cryptoast qui parle de “au moins 3M€”
Nicolas Bacca: "We have invented a unique organisational model for intervening in cryptocurrency ransom", Grégory Raymond, The Big Whale, 24 janvier 2025
Plusieurs wallets ont été utilisés. Cet exemple est pris, parce qu’il a été publiquement nommé et indiqué comme tel sur Etherscan. Pour éviter tout parasitisme, les autres wallets ne seront pas mentionnés ici.
Merci à R. et T. pour leur aide sur les suivis complexes.
Ce n’est pas une conversion au sens strict, puisque ce sont des blockchains différentes.
Tether freezes wallet of Ledger library exploiter; Ledger provides more details, Anna Baydakowa, The Block, 14 décembre 2023
A letter from Ledger Chairman & CEO Pascal Gauthier Regarding Ledger Connect Kit Exploit, Ledger, 14 décembre 2023
Le propriétaire de la maison où a été séquestré le cofondateur de Ledger sera privé de loyer pour 6 à 24 mois, Marine Richard, Le Figaro, 28 janvier 2025
INFO JDD. Troyes : un nouvel enlèvement dans le milieu des cryptomonnaies, quatre suspects interpellés, Jules Torres, Le Journal du Dimanche, 25 janvier 2025
« Il m’a mis en joue » : avant l’affaire Ledger, l’influenceur crypto Owen Simonin a lui aussi été agressé, Maxime Gayraud, Le Parisien, 23 janvier 2025
Ain : Enlevé le 31 décembre, un homme retrouvé ligoté dans le coffre d’une voiture au Mans, 20 Minutes, 2 janvier 2025
Note ajoutée après envoi : ce qui n’est absolument pas le cas de Fabrice Balland
Juge de la détention et de la liberté
L'ombre d'un réseau criminel derrière le rapt de David Balland, Aujourd’hui en France, 25 janvier 2025
« L’anonymat n’existe pas sur la blockchain » : Jonathan Levin, patron de Chainalysis, David Pargamin, Challenge, 31 janvier 2025
Bravo pour la qualité